dans la collection Le vif du sujet écrit par Gilles Delavaud
Presses Université de Lyon, 144 pages
À la croisée des routes désertées de l’Afrique fictive et du labyrinthe intérieur de David Locke, joué par Jack Nicholson, Antonioni signe avec Profession : reporter (1975) une œuvre décoiffante, un virage radical dans sa filmographie. Le réalisateur affirme avoir fait des découvertes techniques et stylistiques très personnelles qu’il aurait voulu développer dans ses films ultérieurs. Profession: Reporter (1975), c’est la chronique d’une fuite. Gilles Delavaud, lui, choisit de traquer non pas David Locke, le personnage principal, mais celle qui le suit partout sans qu’on la voie : la caméra. Une caméra libre, affranchie, presque insolente, qui regarde ce que bon lui semble. Ce n’est plus l’œil du personnage, ni même celui du réalisateur : c’est un regard autonome, vagabond, détaché du récit. Il souligne comment Antonioni fait bifurquer notre attention : du récit vers l’acte même de filmer. La caméra devient témoin, acteur du récit, et nous spectateurs, sommes conviés à contempler cette mise en abyme visuelle. Il nous fait comprendre comment entre Locke et la caméra, deux subjectivités se télescopent.
Delavaud n’analyse pas le film, il désosse les plans. Il les prend comme on prendrait une mécanique de précision pour en extraire le moteur. Ce moteur, c’est le mouvement de la caméra. Ce n’est pas un ouvrage de cinéphilie molle, c’est un livre de cinéphagie clinique, pour ceux qui aiment les plans-séquences comme d’autres aiment les horloges suisses : pour leur logique interne, leur beauté secrète. Et justement, ce plan final, ce travelling ahurissant qui quitte la chambre, traverse la grille, revient sur le corps. Tout le monde en parle, Delavaud en fait un modèle de déprise narrative. La caméra ne raconte plus. Ce n’est pas le cinéma de l’action, c’est le cinéma de l’abandon.
Le livre fonctionne comme une loupe sur un seul film, un seul geste d’auteur, mais il ouvre sur des questions plus larges : que devient le point de vue quand il n’a plus de corps ? La prose de Delavaud, universitaire averti, est rigoureuse, mais jamais sèche, c’est un laboratoire optique. Ce petit essai fouillé, vif comme la caméra de Profession : reporter, est un excellent compagnon pour qui veut éprouver non seulement le cinéma, mais aussi ce que le cinéma fait de sa perception. Un vif sujet , posé dans une collection bien choisie, pour un film qui réclame qu’on le décortique corps et esprit. Gilles Delavaud vient de signer un livre rare, pointu, exigeant. autonome, comme la caméra d’Antonioni.