Édition établie par Pierre Masson
PUL, 256 pages
Disponible aussi au format numérique sur OpenEdition
Pierre Masson est docteur en littérature et professeur émérite de l’université de Nantes. Spécialiste de l’œuvre d’André Gide, à qui il a consacré plusieurs essais, il a dirigé la publication de volumes de ses écrits dans la Bibliothèque de la Pléiade et a édité plus d’une douzaine de ses correspondances. Il est également président de l’Association des amis d’André Gide et directeur de la collection « André Gide : textes et correspondances » aux Presses universitaires de Lyon.
LE THÈME
Henri Thomas n’a que 17 ans lorsqu’il prend l’initiative d’entamer avec André Gide, devenu modèle et maître à penser d’une nouvelle génération d’intellectuels, une correspondance qui durera vingt ans. L’ouvrage s’étend sur plus de 200 pages mettant en lumière l’évolution de leur relation mentor-disciple, puis d’amitié intellectuelle.
L’AVIS
Henri Thomas est l’un de ces écrivains de l’ombre, dont la lumière passe non par le fracas mais par le frottement intime avec la langue. Ce que la correspondance entre lui et André Gide donne à lire, ce n’est pas une suite d’anecdotes édifiantes ni un journal d’époque : c’est un drame intérieur, tout en nuances, où le style devient le terrain même de la reconnaissance mutuelle. Thomas, adolescent vosgien à l’écriture déjà grave, adresse ses premières lettres à Gide avec la ferveur d’un jeune homme qui croit encore que la littérature sauve et Gide, loin de s’en lasser, accueille cette voix naissante avec un respect rare. Ce qui saisit dans ces lettres, c’est le ton, déjà singulier. Henri Thomas n’imite pas, il cherche – et dans cette recherche, Gide perçoit une vérité. « Écrivez-moi encore » , dit-il, comme on dirait à quelqu’un : continue de respirer. Le style de Thomas, même dans la correspondance, refuse l’emphase ; il chemine avec pudeur, comme s’il ne voulait pas déranger. Mais chaque phrase a une densité, comme si elle avait été extraite d’un silence profond. Gide le remarque, et le dit : « C’est de l’écriture qui ne crie pas, mais qui fait entendre. ». Ce qui les rapproche, au fond, n’est pas tant une ressemblance de vues que cette attention extrême à la langue. Gide, bien qu’aîné et parfois mentor, ne s’impose jamais. Il lit Thomas comme on lit un contemporain secret. Et Thomas, s’il est admiratif, n’est jamais courtisan. Il écrit à Gide comme on écrit à un lecteur idéal, non pour obtenir, mais pour s’éprouver. La beauté de cette correspondance tient à cette tension constante entre l’intime et le littéraire. Rien de spectaculaire, pas de grandes confidences romantiques – mais un souci de justesse, de mesure, de netteté. Ce sont des lettres traversées par la conscience aiguë de ce que peut un mot. Thomas avance comme un funambule du style, et Gide le regarde avec une forme de reconnaissance tacite. Il y a, dans leur échange, la lente constitution d’une voix – celle de Thomas – et le regard d’un homme – Gide – qui comprend que cette voix, précisément parce qu’elle ne cherche pas à séduire, mérite d’être écoutée. Ce n’est pas une relation d’apprentissage mais d’affinement : Gide ne corrige pas, il aiguise. Il ne transmet pas un savoir, il entretient une exigence. Et ce qu’on découvre au fil des lettres, ce n’est pas seulement l’évolution d’un écrivain, mais la naissance d’un ton : quelque chose de retenu, de lucide, de tendu sans être sec. Une prose qui ne cherche ni l’effet ni l’effusion, mais une justesse, une tenue, un équilibre fragile. Ce que Gide saluera finalement, c’est ce style « sans manœuvre », cette voix qui « va droit, parce qu’elle n’a rien à vendre ». La correspondance entre Henri Thomas et André Gide n’est pas seulement un document littéraire : elle est un espace où l’écriture se montre en train de se construire, sans apparat, avec une intensité sourde, une rigueur humble. Elle est le lieu d’un compagnonnage rare – celui où un jeune écrivain, en écrivant à son aîné, apprend surtout à s’écrire à lui-même.
©Photo d’André Gide DR