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[ENTRETIEN]: OPHÉLIE GAILLARD

 

«La musique classique aide n’importe qui dans toutes les circonstances de la vie» Ophélie Gaillard

Après un concert magnifique à l’hôtel des Invalides où elle a interprété deux pièces de son nouvel album « Exiles » : « Schelomo » de Bloch et le « Concerto pour violoncelle » de Korngold sous la direction de Jacques Mercier avec l’Orchestre National de Lorraine, et juste avant un passage à radio Notre Dame pour la promotion de ce disque, elle nous a accordé une interview tout en « avalant » des pâtes qui refroidissaient au fur et à mesure de notre entretien !

Je suis allé sur votre site, il est très bien fait…
Je dirai cela à celui qui l’a fait…

J’ai impression que vous êtes très efficace dans le service après-vente ?
Ce n’est pas moi qui m’occupe de tout ce qui se passe sur internet. Sur le site, ce qui m’importe est que le contenu soit en phase avec les musiques que j’ai envie de défendre et une certaine idée que je me fais du métier d’artiste ; c’est un métier mais surtout un engagement. Il en est le reflet. Techniquement je suis une bille en informatique que vous ne pouvez pas vous imaginer et je serais bien en mal de faire quoique ce soit en ce domaine.

Il y a pas mal de passages filmés, avec des interviewes : vous acceptez ce côté show off, non ?
Je pense que toutes ces techniques là ont beaucoup de travers, mais ont l’avantage de rendre accessibles à des musiques que je défends et qui ne le sont pas toujours suffisamment. Mon credo est qu’à la fin de mes journées il y ait un peu plus de monde qui ne puisse plus se passer de Bach ou de Schumann pour vivre…

En l’occurrence un des fils…
CPE bien sûr (Carl Phillipp Emanuel) mais aussi des musiques parfois inconnues même par des spécialistes de notre domaine. Si ces moyens sont utilisés à bon escient pour rendre accessible ces musiques là, à des gens qui n’ont pas forcément le temps d’aller cinq fois par semaine au concert, ou si cela leur donne envie d’y aller, je pense qu’ils ont un certain pouvoir, même si je préfère de très loin la radio. Je suis très attachée à la qualité du son. Si on écoute les enregistrements que je fais avec Aparté on peut s’en rendre compte. En même temps l’image a aussi une capacité de toucher différemment et d’autres personnes. Je n’ai pas de fausse pudeur par rapport à cela effectivement…

Vous appréciez donc qu’on vous mette en scène à travers ce média assez puissant pour faire apprécier les oeuvres que vous aimez…
J’ai suffisamment d’humilité pour me dire que si c’est bon pour la musique, c’est bon pour les gens, ça permet de faire un travail de popularisation. Je n’aime pas le terme de vulgarisation, et c’est tant mieux. Le terrain des images est tellement occupé par des nullités absolues ; autant qu’il y est de belles choses qui s’y passent.

Quitte à se mettre pieds nus en jouant du Bach !
J’assume cela aussi, je m’en fous, je joue de la musique sacrée aux Invalides, ou dans d’autres circonstances et quel que soit le lieu, le terrain de la scène est un espace sacré pour moi et ce n’est pas parce qu’on a des talons de 15 cm ou que l’on est pieds nus : la dimension spirituelle, la dimension humaniste, de ces musiques ne tient pas à la hauteur du talon.

Vous venez de prononcer le mot « popularisation ». Lorsque des gens du monde politique prononcent eux le mot  »élitiste » s’agissant de la musique classique, comment réagissez vous ?
Cela m’attriste. Cela me déchire en fait d’entendre cela. Cette musique aide n’importe qui dans toutes les circonstances de la vie. J’ai fait des ateliers en prison, des ateliers croisés musique et danse et je me suis retrouvée seule, je n’en menais pas large. Et puis arrivée dans l’atelier, un malabar m’a dit : j’en n’ai rien à foutre de ton truc, c’est pas ma musique. Je lui ai répondu que j’étais là pour leur apporter quelque chose et s’il ne voulait pas le recevoir il pouvait partir, mais je lui ai dit  »écoute ». Ensuite je n’ai plus discuté avec lui ; j’ai pris un tabouret et j’ai joué du Bach, une pièce de Gaspar Cassado que j’aime beaucoup et que j’aime jouer dans ce genre de circonstance, « Le Chant des Oiseaux ». Ce n’est qu’une trame sur laquelle j’improvise, c’est une pièce qui me touche énormément et qui touche beaucoup de monde. Elle a été jouée par Pablo Casals devant l’ONU lorsqu’il défendit l’indépendance de la Catalogne. Il était autant politique qu’artiste finalement. J’ai joué une « Gymnopédie » de Satie qui est orientalisante. J’ai joué ainsi quelques minutes et ce gros malabar avec ses tatouages partout a fondu en larmes. C’était difficile de ne pas être submergée par l’émotion. Ce n’était pas mon boulot, mon boulot c’était de leur en procurer. Le lendemain je suis revenue et il avait écrit un poème incroyable. Donc quand on passe par la fenêtre ou par la porte de derrière pour leur faire entendre cette musique là, et bien on est gagnant ! C’est précieux et pour eux, et pour moi…

La musique classique serait politique ?

Je pense que c’est un acte politique d’être musicien, artiste, dans cette société consumériste, c’est un acte citoyen qui dépasse largement la politique de la cité.

Comme l’a fait en son temps Slava Rostropovitch, ou aujourd’hui Sonia Wieder-Atherton…
Je ne sais pas si c’est un hasard. Il y a une porosité entre les qualités du violoncelle et de l’instrumentiste. Je n’aime pas faire des caractérisations, des listes, mais je pense que c’est un instrument qui rend très sociable. On est très fréquentable, on est habitué à être à la fois soliste ou chambriste ou à jouer une basse continue pour un chanteur. Et ne pas se la raconter comme un soprano ou un violon qui parfois ne joue que la première voix !

On dit que le violoncelle c’est notre voix…
Oui, mais c’est toutes les voix, c’est un des rares instruments qui épouse toutes les tessitures depuis la basse profonde jusqu’au soprano le plus aigu. Bien sûr il y a le piano, mais qui a moins cette vocalité dans son expression. Dans les instruments à cordes, c’est celui qui a l’amplitude la plus large et c’est pourquoi je l’adore parce que cela me permet de jouer tous les rôles à la fois dans un opéra.

Alors revenons à votre site. Je cite : « Vous êtes l’enfant du baroque ». Que voulez-vous dire par cette phrase ?
Et bien je suis tombée dedans quand j’étais petite. La musique baroque, oui, pas seulement. Mais c’est vrai que je fais partie de ce qu’on appelle la quatrième génération des instrumentistes qui jouent sur instruments historiques. J’ai été très influencée par la première génération, par les Harnoncourt, Leonhardt etc. J’ai eu la chance par les hasards de la vie de côtoyer la deuxième génération des baroqueux, les Christophe Coin, Wieland Kuijken, Pierre Hantaï. Tous ces gens là, très tôt; j’avais huit neuf ans quand je les ai rencontrés. Mes parents ne sont pas musiciens, j’ai atterri dans une petite école de banlieue parisienne. Mon père est suisse donc j’ai la double nationalité. Il se trouve qu’il y avait un petit réseau de profs supers et, de bouches à oreilles comme ça, je suis arrivée à voir des gens de premier plan au niveau international très tôt, et leur façon de toujours chercher, de faire des expérimentations. Ce côté laboratoire m’a beaucoup marquée et c’est un peu ma langue maternelle que cette musique baroque. Je n’ai pas connu la nécessité de faire tout un apprentissage, comme certains qui font que de la musique romantique et découvrent beaucoup plus tard qu’on peut jouer sur une corde en boyau, moi j’ai toujours eu une double identité depuis que je joue.

Vous passez d’un répertoire à l’autre sans difficulté ?
Oui tous les jours, dans un même concert. Cela nécessite une période d’apprentissage très soutenu, car l’expérience de jouer sur un instrument historique demande beaucoup de temps d’assimilation, afin d’apprivoiser le matériel que l’on interprète. Jouer sur une corde en boyau nu n’a rien à voir avec le jeu sur du métal. Le fast food en musique ancienne, cela ne m’intéresse pas du tout. Mais par contre c’est une pratique qui se nourrit quotidiennement et je pense que c’est tout à fait possible, et j’incite mes étudiants à la faire et être polyvalent.

Ne pensez-vous pas que cet effet de mode est arrivé pour donner un coup de fouet à l’industrie du disque qui ronronnait et parce qu’on jouait toujours le même répertoire ?
La première génération des baroqueux a connu l’âge d’or du disque. Le passage du vinyle au CD a été un boom pour l’industrie de la musique. Harnoncourt en parle très bien. Il était violoncelle solo à l’Orchestre Symphonique de Vienne et puis il s’est dit un jour que ce n’était pas possible de s’ennuyer autant en jouant du Bach, que ce soit lisse, plat, atone. Pour lui, il y avait un truc pas logique. Il s’est penché sur cette musique et a fondé le Concentus Musicus Wien et il a retrouvé les saveurs, les couleurs, le potentiel d’énergie rythmique de cette musique et il en a métamorphosé l’interprétation.

Aujourd’hui on va rechercher une sorte de vérité historique aussi dans l’interprétation de la musique romantique…
La démarche est la même. D’ailleurs dans mon dernier disque, « Exiles », j’ai la même manière de fonctionner dans la recherche de répertoire, de mise en lumière d’oeuvres qui sont pour moi majeures pour le violoncelle, mais trop peu connues comme le concerto de Korngold qui n’est jamais joué, et même le « Schelomo » de Bloch qui n’est pas connu du grand public. C’est aussi explorer la porosité des frontières entre musiques populaires et savantes, parce que dans les sources de la musique savante du XVI, XVIIème, on est dans l’influence entre les sources populaires, la danse, la rythmique, et une musique très élaborée. Dans ce disque j’ai pris partie de prendre des pièces résolument empruntées au répertoire populaire klezmer et en même temps du grand répertoire symphonique. Pour moi c’est plus intéressant d’explorer que de construire des murs.


Il y a une dizaine d’années vous avez eu envie de monter un groupe, un orchestre de chambre, l’Ensemble Pulcinella. Quelles ont été vos motivations ?
En fait c’est la liberté que cela procure qui m’a décidé. J’ai toujours eu un esprit d’entreprise. Avec ma soeur, flûtiste et hautboïste, on avait monté un premier ensemble qui s’appelait Amarillis, lorsque je suis sortie du conservatoire. On a joué pendant dix ans. Ensuite j’ai voulu voler de mes propres ailes et avoir plus de liberté de choix de programmes. Alors j’ai constitué ce groupe Pulcinella. Mais ce n’était pas par envie de monter un groupe, comme ça, un matin. Cette liberté a un prix, c’est extrêmement contraignant, un combat de tous les jours pour faire vivre un ensemble de ce style, mais en même temps ça vaut le coup.

Comment est composé cet orchestre ?
Il a un noyau dur de musiciens, certains enseignent et d’autres viennent selon les oeuvres jouées. Ils sont tous freelance, ont tous de fortes personnalités…

Aviez-vous fait un casting ?
En fait ce n’est pas moi qui ai fait le casting, ce sont les affinités électives qui font cela. On se choisit mutuellement, il n’y a pas de direction verticale. Moi je donne une impulsion musicale, je fédère ces énergies ; mais on est plutôt une sorte de collèges d’artistes. Les idées fusent de partout quand on répète, chacun peut avoir le rôle de soliste. On a joué dernièrement un psaume de Bach où l’altiste a une partie importante. On peut ainsi faire émerger une personnalité, et en même temps on se fond dans une éthique de jeu, une volonté de faire de cette musique ensemble avec le plus de justesse possible.

Olivier Bouley a un peu le même parcours que vous. Ancien de la banque, il a tout abandonné pour vivre sa passion et monté il y a 6 ans l’association « Les Pianissimes », qui fait des concerts de jeunes pianistes . Envisageriez- vous de faire pareil ?
Il se trouve que le ténor de la troupe, Xavier Meyrand, est un ami proche d’Olivier Bouley qui vient régulièrement assister à nos spectacles, et Xavier a travaillé pour cette association. De même il m’arrive d’aller à ses concerts. Pour le moment je n’ai pas les moyens de lâcher mon boulot à la banque. Il faut que je rembourse mon appartement, et la compagnie me coûte de l’argent. Si j’arrive à développer l’activité on verra si c’est rentable, mais ma carrière chez HSBC me plaît. Pour l’instant c’est un hobby qui m’occupe beaucoup et qui me coûte comme tout hobby qui se respecte !

Vous avez beaucoup d’affinité avec CPE Bach, vous en parlez dans vos interviewes avec beaucoup de passion. Trouvez-vous qu’il a la place qu’il devrait avoir ?
Il faut savoir qu’à la mort de son père il était très connu, plus que JS Bach. Il a eu une influence importante sur toute une génération de compositeurs comme Mozart, Haydn, et même Beethoven. Ils se référaient à ce compositeur et non à Jean Sébastien. CPE Bach était très respectueux de son père, il a défendu ses manuscrits, il a fait tout un travail d’édition critique, contrairement à Wilhelm Friedemann, l’enfant terrible, qui a piqué des manuscrits de son père, publié sous son nom. CPE, c’était la révolution tranquille. Il a touché à la symphonie, la sonate, l’oratorio, le concerto. Il a ouvert la voie au romantisme. Il a été dans la lignée de son père et en même temps en rupture complète. C’est un musicien fascinant.

Comment l’avez vous découvert ?
Il a écrit trois concertos pour violoncelle, il fait partie des références de la littérature majeure pour l’instrument. Il y en a deux qui ne sont jamais joués, c’est la marche indispensable entre Vivaldi ou Bach et Haydn.

Vue votre stature pouvez-vous l’imposer ?
Il y a encore des frileux. Mais je préfère les jouer avec ma phalange, ou avec un orchestre qui a les mêmes affinités baroques ou classiques. J’arrive petit à petit à imposer CPE Bach. Le public est plus curieux que les organisateurs. Le problème ce sont eux qu’il faut convaincre. Mais ça vient, on le joue régulièrement en Allemagne. Il y a eu l’anniversaire des 250 ans de sa naissance ce qui a aidé à sa reconnaissance.

Comment faites-vous vos programmes ? Faut-il se fritter, comme vous dites, avec les programmateurs ?
Il y a quelques passionnés. Par exemple ce mois-ci on fait un concert Carl Phillip Emmanuel à Toulouse au festival des Arts Renaissants. Les gens qui veulent bien m’inviter savent que j’ai un répertoire éclectique. Il y a plein de violoncellistes qui jouent Dvořák six fois par mois, ce n’est pas mon profil. J’adore jouer son concerto mais s’ils m’invitent c’est pour d’autres raisons. Et puis si on est convaincant on peut toujours argumenter !

On ne va pas parler de votre dernier disque, on en parle dans toutes les revues, et vous êtes invitée partout pour la promo. Mais c’est étonnant que ce concerto de Korngold soit si peu joué !
C’est une aventure cinématographique de Korngold, « Déception » – de Irving Rapper avec Bete Davis 1946 – c’est la création d’une oeuvre, je n’en connais pas d’autre. Le climax du film c’est le moment de la création du concerto. On sent dans la musique toutes les influences sérielles, l’héritage Mitteleuropa, une écriture très viennoise, proche de Strauss, de Mahler, et en même temps son vrai métier de compositeur de films, un sens du suspens, quand il faut ménager les choses, placer une petite cadence, quand il faut développer une grande phrase très lyrique hollywoodienne. C’est une oeuvre assez aboutie de ce point de vue là.

La musique de film vous intéresse-t-elle ?
Je l’apprécie sans en être spécialiste, mais je suis particulièrement attentive à ces musiques. Je les trouve souvent mauvaises d’ailleurs, mais quand il y a une vraie adéquation entre le compositeur et le réalisateur, ce sont des moments très intenses.

Souvent les compositeurs se servent du violoncelle en solo, pour amener des émotions…
Oui mais je ne rechigne pas devant l’émotion : les petits passages « Out of Africa » dans le concerto de Korngold, j’assume totalement.

Les concertos de Vivaldi vous les appréciez, il en a fait de nombreux !
27, je pourrais les jouer tous mais il y en a qui ne sont pas aussi passionnants que d’autres, il y en a qui ne sont pas connus et que je joue. Ils sont intéressants parce que Vivaldi a très bien compris les particularités, les caractéristiques, de l’instrument, sa vocalité. Il était amoureux des chanteuses tout prêtre qu’il était, c’était un fan de chant. Il confie au violoncelle des lignes qui sont extrêmement vocales, lyriques, ce qui était nouveau. Car le violoncelle était à l’époque plutôt fait pour accompagner les autres. D’autre part, il y a le côté très proche de la basse continue qui est présent. Le violoncelle est entre ces deux univers là, et souvent il s’émancipe, dans les mouvements lents par exemple, et puis il joue un rôle de moteur rythmique dans les mouvements rapides. Ce qui est nouveau c’est la virtuosité qui est confiée à l’instrument.

On va faire un saut dans l’espace et le temps : y-a-t-il des compositeurs d’aujourd’hui qui ont écrit pour vous ?
J’ai des attirances personnelles en tant qu’interprète, mais par contre j’ai pris le parti de joué tous ce qu’on me propose. Par exemple j’ai interprété une partition particulièrement moderne d’écriture où il n’y a pas un seul son qui ne soit pas écrasé pendant 20 minutes et en fait j’ai adoré. Je joue une pièce de Xenakis qui s’appelle Kottos, terriblement difficile. Dans le meilleur des cas, après six mois de travail on peut espérer faire 75% des notes et encore. Elle est réputée très ardue en tant que langage contemporain, et moi j’aime la jouer. Cela casse les bras, mais il y a une vraie idée derrière, un vrai projet de compositeur, une vraie vision. Je ne me prive de rien stylistiquement, je ne suis pas fanatique des néoclassiques, il m’est arrivé d’en jouer souvent, mon boulot d’interprète ce n’est que de transmettre une musique qu’on me donne ou que je découvre. Bien sûr j’ai des affinités particulières avec Dutilleux, Dusapin, mais je ne porte pas de jugement à priori. C’est au public d’accepter ou pas, d’apprécier diversement. Nous on est là pour donner le meilleur de ce qu’on peut donner, pour qu’une pièce vive, et s’abstenir de tout jugement. C’est une forme de déontologie que j’ai et que j’essaye d’avoir pour mes étudiants.

Vous parlez de vos étudiants. Je vois sur votre site qu’en espace d’un mois vous allez donner des cours dans le Limousin puis en Corée, en Italie…en plus de vos concerts. Vous avez des jumeaux : comment arrivez-vous à mener de front toutes ces activités ?
Et bien cela fait des bébés voyageurs ! C’est complexe à organiser mais c’est très équilibrant de donner des cours, c’est pas mal d’énergie mais c’est très riche, c’est une autre façon de partager, qui est plus ponctuelle pour des master classes mais à plus long terme, à Genève dans ma classe. Quand vous semez des petites graines et que vous voyez comment elles poussent, comment un talent va éclore, se développer, c’est très gratifiant. Pour moi c’est enthousiasmant, c’est une sacrée responsabilité, même plus que dans un concert, où là on donne tout puis on rentre dans sa chambre d’hôtel et la vie continue. On ne sait pas ce qu’on laisse dans l’âme des gens. Dans l’enseignement avoir un geste qui a plus de longévité c’est plus intéressant.

Vous parliez de Casals. Est ce que lorsque vous étiez môme, il y avait des violoncellistes qui vous ont impressionnée ?
Le premier grand que j’ai eu la chance de voir en direct c’est Paul Tortelier, j’avais 8 ou 9 ans, je l’avais entendu plus jeune, mais là j’étais consciente, je faisais du violoncelle et ce sont mes premiers souvenirs d’avoir écouté un grand maître. Il jouait en banlieue parisienne pas loin où j’habitais. On était une série d’enfants sur la scène. Lui, très élégant, magnifique, avec beaucoup de présence aussi. A la fin il est venu m’embrasser parce que j’avais dû applaudir comme une raide dingue, comme une groupie. J’ai gardé un lien de coeur même si je ne suis pas fan de toutes ses interprétations, notamment de ses Bach, mais cela m’a beaucoup marqué. Je l’aime bien parce qu’il raconte des histoires et qu’il ne fait pas que du violoncelle. Et puis Casals m’a définitivement marquée. Il y en a plein d’autres, Jacqueline du Pré : on ne peut pas vivre sans elle par exemple. Mais aussi des musiciens pas violoncellistes, Harnoncourt comme chef. Il y a un pianiste hongrois qui m’a marquée et auquel j’ai beaucoup pensé quand j’ai préparé « Exiles », qui lui-même s’est exilé aux États-Unis, à Bloomington, au même endroit où était Janos Starker, le grand violoncelliste hongrois. Il y a eu une espèce de cellule hongroise qui s’est transplantée dans les années 56 et où ils ont créé une petite ambiance Mitelleuropa en même temps très influencée par l’Amérique, profondément citoyen américain. J’ai été très touchée de voir cela et ce pianiste, György Sebők, qui jouait avec Janos Starker, m’a plus marquée que Starker lui-même que j’ai eu en master class. Lui c’était une espèce de petit bonhomme avec une clairvoyance sur les gens : il vous écoutait au fond de la salle et en deux ou trois minutes il décodait les gens avec beaucoup de bienveillance et une lucidité sur la vie incroyable.

Vous avez fait des récitals, des concerts, des disques. Y-a-t-il des œuvres que vous aimeriez interpréter ?
Oui, je suis en train de travailler sur un prochain rêve à réaliser autour de Richard Strauss. Je l’ai découvert assez tardivement parce que j’avais décidé de le blacklister, pour des raisons politiques, excellentes d’ailleurs…

Sa présence en Suisse ?
Cela fait partie des autres blacklistages, des autres débats, que j’ai avec la Suisse. Il n’y a pas que lui qui s’est réfugié en Suisse. Stravinsky aussi. La Suisse n’est pas aussi caricaturale qu’on veut bien le dire, ce pays a accueilli pas mal d’artistes et a fait vivre toute une vie artistique, notamment en Suisse Romande pendant la Deuxième guerre mondiale. Ce qui n’enlève rien qu’au point de vue politique générale c’est un désastre. En fait ce qu’a écrit Strauss c’est trop beau pour résister. Ses oeuvres pour violoncelle sont très peu jouées. Le Don Quichotte est une oeuvre majeure pour le répertoire. Donc c’est un rêve que je mûris depuis quelque temps.

Vous pensez que c’est à cause des ses opéras que ses oeuvres pour violoncelle sont si chantantes !
Je suis dingue de ses opéras, il y a la richesse de la ligne vocale, la richesse harmonique. Je pense que le violoncelle est l’instrument à qui il a confié le plus de choses qui sont influencées par son art de la vocalité, c’est évident.

Y-a-t-il une oeuvre contemporaine qui a été dédicacée à Ophélie Gaillard ?
Oui, il y a une Suite de Benoît Menut. J’ai créé beaucoup de partitions en fait. Actuellement, pour Pulcinella on passe une commande pour l’année prochaine à Philippe Hersant, sur instruments historiques dédicacée à l’ensemble. Il y a une piste avec Dusapin, à explorer avec mon ensemble. Il n’y a pas beaucoup de compositeurs qui peuvent écrire d’une façon intéressante pour les instruments montés historiquement. Cela donne des couleurs particulières, et pour des héritiers de la musique spectrale cela peut être intéressant… Je travaille en ce moment avec des compositeurs comme Raphael Cendo Yann Robin. C’est de la musique très spectaculaire qui malmène les instruments, malmène les instrumentistes. Même cela j’ai eu du plaisir à faire des sons saturés pendant 20 minutes au point que lui n’en pouvait plus et que moi j’avais envie de continuer. On se prend au jeu, c’est un jeu d’être interprète, ce n’est pas très sérieux. Lorsque l’on tape sur un instrument, je retrouve des trucs ludiques que j’avais quand j’avais 2 ou 3 ans ! Ce côté jeux – rythmes, c’est dommage de s’en priver, cela m’amuse autant que de faire une belle phrase de Strauss.

Donc ce sera le prochain disque, après avoir vendu « Exiles » ?
Il y a plein de projets. Contrairement à ce que l’on croit quand vous parlez de show off de tout ça par rapport au site internet, les gens ne se rendent pas compte à quel point justement on est dans la vie comme eux, dans un maelström permanent ; mais ce n’est pas bon, je ne peux pas avoir tous les jours du temps, c’est la chose la plus difficile à préserver. C’est ce que j’ai le plus de mal à préserver et que je m’acharne le plus à faire.

Prenez-vous du temps pour lire ? Votre dernier livre ?
Je n’ai pas malheureusement pas beaucoup de temps pour lire mais je suis en train de lire des essais sur l’interprétation des dessins préhistoriques, pour la simple raison que mon père qui était professeur aux Beaux Art sur la psychologie de l’art, a écrit une analyse dans un livre collectif sur les dessins rupestres. J’ai découvert ce sujet par Gérard Garouste, grand admirateur de l’art préhistorique, et je viens de le finir.

Puisque vous parlez de graphisme, je vais vous lire une phrase tirée de votre site : « Si le dessin est d’une précision calligraphique, le geste souple, direct, emporte l’auditeur dans des mouvements qui ont la fluidité d’un torrent de montagne. » J’avoue que j’ai du mal à saisir le sens de cette phrase par rapport à votre interprétation des Suites de Bach ?
On parle de mon geste musical plutôt que la musique que je joue. Ce qui me plait dans cette phrase c’est le torrent de montagne, il y a une énergie vitale, un peu canalisée mais pas trop. J’aime bien cette idée-là.

Et la fluidité ?
Bah c’est de la rhétorique ; il fait comme il peut le monsieur qui a écrit cette phrase!

J’avoue ne pas avoir senti votre précision calligraphique dans le concert des Invalides avec le “Schelomo” de Bloch. Il y avait un tel débordement d’émotions…
Quand je joue “Schelomo”, j’essaye de me mettre dans la peau de Salomon. C’était un animal politique incroyable, il y a une espèce de force, de présence au monde si l’on considère que c’est lui qui a écrit le Cantique des Cantiques. Bien sûr, c’est la légende, le personnage mythologique qu’on a créé est un type d’une sensualité incroyable et en même temps un génie militaire, politique hallucinant, avec une vraie vision stratégique, même si tout cela est de l’invention pure. Et dans cette oeuvre je ressens tout cela. Dans le passage central il y a un moment où le héros, le violoncelliste, est tracassé, cassé, dans tous les sens…

C’est pour moi le mur des lamentations…
C’est cela. Après on va plus loin dans la douleur, les tutti orchestraux, ce sont des trucs de dingue ; de les recevoir dans le dos quand vous jouez, c’est galvanisant !

On est quand même dans un péplum !
C’est ça ! J’adore les péplums, je suis bon public au cinéma !

On est dans « Ben Hur » ou « Quo Vadis » !
Oui mais de meilleure qualité !

Miklós Rózsa c’est quand même puissant !
C’est pour cela que j’ai choisi le violoncelle. Quand je suis allée pour la première fois au concert j’avais trois ans et demi. J’étais au premier rang, c’était Christoph Henkel qui jouait : le truc qui m’est arrivé dans la figure était colossal. Il y a peu d’instrument qui vous font cet effet. C’est pourquoi il est très populaire, parce qu’il touche, il va tout de suite à l’essentiel. On ne perd pas de temps avec les préliminaires avec le violoncelle !

Et on fait des jumeaux ! (rires)

Pour en savoir un peu plus sur Ophélie Gaillard : http://opheliegaillard.com

Photos © C.Doutre et DR

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