Biographie d’Henri Crolla (1920-1960)
Stéphane Carini, auteur
Les éditions Frémeaux & Associés, 237 pages
Mars 2025
Ce livre est une biographie, non chronologique, de ce guitariste injustement oublié qui a participé à la vie musicale des années cinquante. Il a été l’un des guitaristes français les plus incontournables de son temps, qui a composé des musiques de films, des chansons, assuré la direction musicale des plus grandes vedettes de l’époque comme Piaf, Montand, a été l’ami de Jacques Prévert, Paul Grimaud, Reinhardt, Solal, Mouloudji, Signoret, Bardot, Higelin…Á l’occasion de la sortie de ce livre nous avons fait un entretien avec Stéphane Carini l’auteur de ce livre et amateur de jazz invétéré.
©Fanny Ritz
D’où vient votre nom ?
C’est un nom italien, ma famille est d’origine italienne, ma mère est d’Emilia-Romagna, de Castell’ Arquato province de Piacenza, et mon père est originaire de la même province, mais lui est né à Paris.
D’où vous vient cet amour du jazz
Mon père m’a initié à cette musique dès l’âge de sept, huit ans, en écoutant des gens comme Oscar Peterson, Ella Fitzgerald, Ben Webster et bien d’autres. Mon père était très éclectique dans ses choix musicaux, il aimait Bach, Ravel, Debussy mais aussi la chanson. Il a même composé pour Yves Montand. Lorsque Blue Note a fait des rééditions de son catalogue dans les années quatre-vingt j’ai découvert Wayne Shorter..
Votre père a écrit pour Montand ?
Oui tout à fait
Elles sont signées Carini
Jef Carini parce qu’à l’époque on américanisait son nom !
Ce n’était pas son métier ?
Non il était ébéniste, la musique était très importante dans cette communauté italienne, d’origine très modeste. Il a rencontré Ivo Livi à l’âge de vingt ans, ce sont ses amis qui après avoir entendu sa toute première chanson La Petite Suzon, ils l’ont poussé à la proposer à Montand. Mon père l’a rencontré à un de ses récitals au Théâtre de l’Étoile, il lui a donné son numéro de téléphone, on a dans nos archives la lettre de Montand lui donnant rendez-vous à Autheuil. Bob Castella et Henri Crolla sont arrivés, ils ont joué la chanson et ont dit à Montand qu’elle était parfaite pour lui
Et c’est comme cela qu’il a rencontré Crolla
Mon père est ainsi entré dans l’écurie Montand. Il devait chaque soir assister au récital, on était en 1948, mon père avait vingt ans ! Il lui en a proposé d’autres. Crolla est né à Naples, sa famille a fui le fascisme et en 1922 elle s’est installée en France. Il n’a jamais remis les pieds en Italie sauf pour le service militaire qu’il a fui, il a été naturalisé en 1946.
Vous n’avez jamais connu Crolla ?
Non à sa mort j’avais deux mois, en revanche mon père était très intime avec lui, c’est lui qui m’a fait entendre la première fois l’album superbe de Crolla avec Meunier et Vander.
Crolla a fait peu d’album, il a surtout accompagné
Crolla ne se contentait pas qu’à une seule activité, il a accompagné Montand pendant une décennie de 1948 à 1956, après la fameuse tournée des pays de l’Est ; il a eu son époque jazz, il a peu enregistré, ce sont ses amis qui l’ont incité vers la fin des années 54 à enregistrer des disques de jazz. Il existe un très bel album avec Stéphane Grappelli, et puis les faces avec Martial Solal. Ses plus beaux enregistrements il les a dédicacés à mon père. Comme j’étais fan de Django je trouvais que c’était moins flamboyant, je n’étais pas accroché au départ, ce n’est que quelques années plus tard en réécoutant ces disques et m’être sensibilisé à la musique bebop que je suis revenu à sa musique.
Dans ces années-là il y avait de bons guitaristes en France
La scène de jazz en France était très riche effectivement Jimmy Gourley s’était établi en France, il y avait Sacha Distel, Henri Salvador, René Thomas, Elek Bacsik. Crolla a rencontré Django très jeune, vers douze, treize ans, sa famille s’était installée dans la zone, donc il y avait des manouches, des ritals, d’autres communautés étrangères et donc il avait découvert ce qu’était le rapport aux cordes, comment Django faisait émerger ses sons, ses notes, ce vibrato tout ce qui faisait sa spécificité. C’est évident que Crolla a entendu Django mais en même temps on entend autre chose, sa sensibilité propre. Il avait une expressivité très marquée et qui n’étaitt jamais mal placée, Crolla est un crooner …
Si je comprends bien c’est à cause ou grâce à votre père que vous vous êtes intéressé à Crolla
Tout à fait
Ce livre serait-il une sorte d’hommage à votre père ?
Oui d’ailleurs quand vous l’ouvrez, je ne suis pas un fan des dédicaces, mais effectivement j’ai mis en post face, à mon père évidemment. C’est lui qui m’a fait découvrir le jazz et qui m’a parlé de Crolla.
Vous êtes un amateur, vous n’êtes jamais entré dans une chapelle, jouez-vous d’un instrument ?
Ni moi ni mon frère jouions d’un instrument au désespoir de notre père, mais mon frère qui n’est plus de ce monde, avez eu l’opportunité de graver comme chanteur plusieurs disques dont un, enregistré aux États-Unis arrangé, excusez du peu, par Jorge Calandrelli l’arrangeur de Streisand, Dion, Bennett ou autre Elton John
Revenons à votre livre, à son histoire pas banale, combien de temps pour l’écrire ?
C’est un projet assez ancien qui m’a pris plusieurs années, l’écriture sur la musique est pour moi une passion, ce n’est pas mon activité professionnelle principale, mais elle est assez chronophage!
En quoi consistait-elle ?
J’ai fait science-po section service publique puis commencé ma carrière dans la fonction publique, j’ai travaillé dans des filières immobilières de grands groupes comme la Caisse des Dépôts, la Caisse d’épargne etc etc, mais parallèlement écrire sur la musique, et le jazz en particulier, était devenue une passion…
Vos premières lignes c’étaient sur quoi ?
Je lisais à l’époque une revue Jazzman dont Alex Duthil était le rédacteur en chef, il était aussi producteur à France Musique. Cette revue avait réédité un article sur un trompettiste mort très jeune,à 23 ans, Booker Little
Il a beaucoup enregistré avec Dolphy
La chronique manquait de précisions sur lui, alors j’ai proposé un contre chronique et Alex m’a donné un rendez-vous et m’a proposé de faire des chroniques pour Jazzman.
Et votre livre sur Wayne Shorter ?
C’est un peu plus tard, je ne suis pas un fana des biographies, l’ouvrage sur Shorter se nomme Les singularités flottantes de Wayne Shorter. C’est une analyse sur sa musique avec mes moyens. Je ne suis pas musicologue, je ne sais pas lire, écrire, une partition comme le faisait mon père par exemple, c’est avec des moyens littéraires que j’ai abordé l’œuvre de ce saxophoniste. J’ai dû convaincre Laurent Cugny que je n’avais pas fait des études de musicologie! J’ai fait une conférence en Sorbonne avec mes textes sur Shorter, là où Cugny animait un séminaire sur le saxophoniste!
Y-a-t-il un point commun entre le livre sur Shorter et celui-ci, sur Crolla ?
Oui, il n’y n’a pas de chronologie, mais surtout je ne me reconnaissais pas dans les analyses et les présentations qui étaient faites par les critiques de jazz sur leur musique. Shorter était coincé entre Miles Davis et John Coltrane, tantôt c’était un affidé de Miles, tantôt c’était un disciple de Coltrane et pour moi je ne le reconnaissais pas dans ces analyses. Donc très prétentieusement j’ai écrit ce que personne ne ressentait sur l’originalité de ce musicien. Pour la plupart des jazzmen Shorter c’était Weather Report, on le connaissait très mal, c’était un saxo des Jazz Messenger, ou de Miles, heureusement Blue Note a réédité ses premiers albums et un de ses chefs-d’œuvres Speak No Evil.
Où a été édité votre livre ?
Aux éditions Rouge Profond.
Votre livre sur Crolla se nomme Les alchimies discrètes d’Henri Crolla, un titre d’un intello ! (rires). Ce n’était sûrement pas facile de trouver des archives sur ce musicien, des gens qui l’ont connu ?
J’ai eu la chance de rencontrer sa femme Colette, elle m’a orienté sur un réalisateur italien à la Rai, Nino Bizzarri qui a fait un très beau documentaire Piccolo Sole : Vita e morte di Henri Crolla. Il a fait le constat que ce napolitain qui a joué du jazz, a écrit de la musique de film en compagnie d’André Hodeir, a accompagné des chanteurs, était totalement inconnu dans son pays d‘origine. Donc il y avait de nombreux documents intéressants dans ce film, dont la présence de Crolla.
C’est curieux cette collaboration entre Crolla et Hodeir
Effectivement Crolla l’autodidacte et André Hodeir l’intellectuel, le théoricien du jazz et de la musique en général. Hodeir avait une admiration sans borne pour Henri Crolla. C’est lui qui lui a appris l’orthographe musicale pour qu’il puisse déposer à la SACEM ses compositions. Je n’ai pas pu le rencontrer avant sa disparition. Ma préoccupation essentielle en écrivant ce livre c’était de décloisonner Henri Crolla, de ne pas le considérer que comme guitariste de jazz, lui-même trouvait cela réducteur. Ce que je voulais montrer dans ce livre c’était comment il avait conçu sa trajectoire de musicien, de manière très novatrice en s’aventurant, dans le jazz bien entendu, mais aussi dans la chanson. Il avait commencé une carrière d’acteur, il y a des albums qui n’appartiennent à aucun genre en particulier ! Il travaillait avec la maison Véga, très populaire à l’époque dans les années 57-58, il avait fait des albums avec des cordes, des grands orchestres; les guitaristes américains ont eu cette chance qu’au milieu des années soixante ! Crolla avait une réputation extraordinaire à l’époque. Il y avait le son, la signature Crolla, il était très respecté de Roger Pierre et Jean-Marc Thibaut, Edit Piaf, Montand, Bardot qu’il a connu sur Une Parisienne et Une Sacrée Gamine où il avait participé à la musique de ces films, par de jeunes jazzmen, il était convaincu aussi que Jacques Higelin ferait une très belle carrière
Il connaissait Higelin ?
Il était le fils adoptif de Colette et d’Henri. Il n’a jamais caché qu’il devait beaucoup à la famille, parce qu’à l’époque il était un petit peu paumé. On pouvait venir chez les Crolla quand on voulait, d’après un témoignage de mon père.
Sur la page de couverture, vous citez Grimault. Quel rapport entre eux ?
Paul Grimault le fameux dessinateur de dessins animés, a hébergé Crolla et c’est lui qui lui a offert sa première guitare. Á l’époque tout jeune guitariste il se produisait à la terrasse des cafés. Il a commencé à la mandoline et au banjo en autodidacte, on lui vola son instrument et Grimault lui offrit une guitare, il s’y est fait ! Mais souvent quand il accompagnait Montand par exemple, il faisait sonner sa guitare comme de la mandoline ou comme du banjo.
Alors lorsque vous avez fini d’écrire votre livre que s’est-il passé ?
J’ai commencé vers 2008 à récolter des informations sur Crolla. Ce livre sort du domaine du jazz, c’est la vie d’ un artiste, mais ce n’est pas une biographie. J’ai cherché un éditeur, cela ne correspondait pas à Rouge Profond. Après plusieurs refus d’éditeurs je voulais l’envoyer à Alain Gerber qui avait apprécié le Wayne Shorter. C’est par le biais des éditions Frémeaux que j’ai essayé d’avoir son adresse. Ils m’ont demandé de leur envoyer un exemplaire et ils feraient suivre. Très peu de temps après j’ai reçu un mail d’Alain Gerber qui était enthousiaste à la lecture du manuscrit ! Il en fit part aux éditions Frémeaux qui relançaient leur collection de livres. Donc je dois énormément à Alain Gerber si ce livre a été publié.
C’est bien de faire un livre sur Henri Crolla mais c’est un musicien et donc
Et donc ils m’ont proposé en plus de l’édition du livre de produire un double album sur les activités musicales de Crolla. Il y a des correspondances très étroites entre le livre et le coffret. Donc on entend Crolla avec Montand, Piaf avec Prévert qui dit ses textes accompagné par Crolla, et bien sûr du jazz avec Grappelli, Solal
Avez-vous participé à cet album ?
J’ai rédigé le livret, le choix des photos
Donc il faut se procurer et le livre et l’album et cela fait une superbe histoire sur ce grand guitariste qu’était Crolla !
C’était une belle aventure avec Frémeaux et Associés. Je tiens à insister qu’ici avec le livre et l’album nous avons fait la complète et magnifique trajectoire, trop courte, de cet immense guitariste éclectique qu’était Henri Crolla
Et bien merci Stéphane et bonne écoute et bonne lecture cher(e)s ami(e)s de vieillecarne.com !