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[ENTRETIEN] : Philippe LE GUAY: un film secrète un imaginaire musical 

©DR

Réalisateur éclectique d’une dizaine de films – Les Deux Fragonard, Le Coût de la Vie, Les Femmes du Sixième étage, Alceste à Bicyclette, Floride.. – Philippe Le  Guay nous a reçu à la Maison des Auteurs SACD, pour que l’on parle de ses rapports à la musique de film.

Comment avez-vous trouvé, pour votre premier film, Jorge Arriagada avec qui vous avez fait quatre films par la suite ?

C’était le compositeur attitré de Raoul Ruiz. J’avais un rapport assez proche avec son  cinéma, et surtout j’avais remarqué qu’il y avait une forme qui frisait l’abstraction avec des motifs quasi algébriques de narration, des jeux de renversements, de miroir, des choses très sophistiquées, et en même temps il y avait un lyrisme ; toutes les dimensions émotionnelles étaient amenées par la musique. C’est probablement cette tension qui existe entre la musique, d’un côté, et cette écriture tellement distanciée, de l’autre, qui est une grande composante du style de Raoul Ruiz. J’en serais resté là si ce n’est que j’ai rencontré Jorge Arriagada au cours de la projection d’un film d’un ami réalisateur, Laurent Perrin, aujourd’hui décédé. etje lui ai proposé d’écrire la musique de mon premier film « Les deux Fragonard ».

(Jean-Honoré Fragonard, peintre très célèbre du XVIIIe siècle, prend un jour pour modèle une jeune lavandière dont il tombe amoureux, Marianne. Mais le sinistre Comte Salmon D’anglas projette d’assassiner la jeune femme et de la livrer à Cyprien Fragonard, anatomiste, afin que ce dernier dissèque le modèle… )

Ce n’était pas mon premier choix. J’avais voulu Stanley Myers que j’avais rencontré à Londres, mais j’ai pris confiance en Jorge et je pense que c’est une des plus belles partitions qu’il a écrites.

Vous avez commencé avec un film assez gonflé !

Oui, un film à costumes avec un thème qui est la rencontre du modèle et de la momie. Je viens de récupérer les droits et j’ai un DCP flambant neuf aujourd’hui !

On aurait pu penser que vous auriez cherché des musiques Dix-huitième. Avec Arriagada vous êtes parti dans une autre direction…

Je savais qu’il fallait une musique de film étant donné qu’il y avait l’univers Dix-huitième traditionnel de Fragonard, et que l’autre aspect du film était un conte gothique. Il fallait une musique quasiment à la Bernard Herrmann, une musique à suspens, avec un romantisme noir, quelque chose qui n’était pas Dix-huitième. L’idée de faire des emprunts, à la « Barry Lyndon », d’aller chercher du Vivaldi, je l’ai écartée d’emblée. Il y a quarante minutes de musique dans le film et cela a été un vrai bonheur de travailler avec Jorge. « Sur Les Années Juliette », je lui avais évidemment proposé de composer la musique ; mais là il y a eu un hiatus entre la musique et le film. C’était assez violent. Il avait composé une musique qu’il avait même enregistrée, et finalement on y a renoncé.

 Il l’a écrite d’après scénario ?

Non, c’est d’après le montage. Jorge, il lui faut les images. Je sais qu’il y a des compositeurs qui travaillent sur scénario. C’est le cas de Morricone : il préfère ne rien voir et aime que les images soient montées sur sa musique.

Vous parlez de Morricone. On dit souvent que les réalisateurs n’ont pas de culture musicale : est-ce votre cas ?

J’avais une culture de musique de film et c’est par cette musique que je suis venu à la musique tout court. Disons que mes deux divinités sont Delerue et Herrmann : ce sont deux grands inspirateurs.

Vous avez fait l’IHDEC : on ne vous parlait pas de musique à l’époque ?

A l’IHDEC on ne vous parlait que de très peu de choses. Mais j’ai eu la chance de rencontrer un type merveilleux qui a écrit un livre consacré à la musique de film. C’est Henri Colpi – Défense et illustration de la musique dans le film -. Colpi avait travaillé avec Delerue, notamment sur son film « Une Aussi Longue Absence », avec la fameuse chanson « Trois Petites Notes de Musique » qui l’a fait vivre pendant 20 ans ! C’était un grand monteur – « Hiroshima Mon Amour », « L’Année Dernière à Marienbad », et d’autres films. Je l’ai vu caler de la musique sur l’image, il avait une intuition qui était extraordinaire. Ce n’est pas parce qu’on a écrit de la musique pour une image que ça va marcher. Alors pourquoi une musique marche ou pas ? Là on entre dans quelque chose d’absolument mystérieux. Souvent les musiques qui ont été écrites pour une séquence, on découvre, en fait, qu’elles fonctionnent mieux ailleurs et vice versa. Je pense qu’un film sécrète un imaginaire musical mais qu’après, les correspondances entre les images et les sons sont de l’ordre de l’accident, du mystère. Mais en tout cas jamais de la raison.

Lorsque vous montez, mettez-vous des musiques temporaires ?

J’essaye d’en mettre le moins possible, même si j’en ai la tentation parce que je risque de m’y habituer et ne pas accepter la musique d’un compositeur. Mais lorsqu’il y a des projections de travail avec la production, on est obligé d’en mettre.

Qu’écoutiez-vous lorsque vous étiez jeune ?

J’ai découvert la musique classique par le cinéma. Je me souviens d’un film avec Charlton Heston, je devais avoir dix ou onze ans. Je crois que le film s’appelait « La Symphonie des Héros ». Je suis bien incapable de me souvenir du metteur en scène, [Ralph Nelson] – ça se passait pendant la guerre de 40, il était le chef d’un orchestre qui se faisait prisonnier des nazis et il y avait Le Lac des Cygnes de Tchaïkovski. C’était une grande découverte musicale originelle. Après j’ai acheté le disque et pendant très longtemps j’ai adoré Tchaïkovski. Tous les mélomanes hurlent quand on dit qu’on aime ce compositeur ! Je pense que ce compositeur est le précurseur de la musique de film ; le deuxième étant Ravel !

Après le fiasco musical de « L’Année Juliette » vous avez changé de compositeur !

Le personnage du film est flûtiste, donc il reste des thèmes de musique classique : Mozart, Debussy, Khatchaturian. Mais pas ceux composés par Jorge. Il y a eu un conflit avec le producteur. Après j’ai fait un film, « Trois Huit », avec YannTiersen, à peine connu, qui habitait dans un petit deux pièces. Il n’avait pas encore fait « Amélie Poulain » ; il avait écrit une chanson que j’aimais bien. Le premier qui avait utilisé Tiersen c’était Zonca dans « La Vie Rêvée des Anges » : c’est « Rue des Cascades », une chanson pour le générique de fin. Pour « Trois Huit » (Pierre est ouvrier dans une usine de verre. Tout va basculer lorsqu’il décide de travailler en nocturne. Là, il rencontre l’équipe de nuit, dont Fred qui va faire de lui son souffre-douleur), je voulais quelque chose d’assez sec. Il y a la chanson « L’Homme aux bras ballants », très mélancolique, que j’ai mise et puis j’ai eu besoin d’une dizaine de minutes de musique dans le film et il les a composées d’une manière très instinctive en regardant à peine l’image.

Pour « Le Coût de la Vie » (Une héritière qui n’arrive pas à hériter, un radin qui ne peut rien dépenser, un petit garçon qui trouve un billet dans la rue, un restaurateur prodigue qui ne fait que donner… Tels sont, entre autres, les personnages de ce film « choral ».), je voulais retravailler avec lui. Mais entretemps il y a eu « Amélie Poulain » et là ça était un  désastre. Il avait un manager, il ne m’a rien donné, il est arrivé un beau jour avec une heure et demie de musique et il n’y avait pas un morceau qui collait ! Le sauveur, ce fût Philippe Rombi. J’étais à Cannes : je vois « Swiming Pool » de François Ozon, j’entends la musique et je me suis dit : pourquoi je n’ai pas cette musique dans mon film ! On l’a appelé, et en un mois il a écrit la musique.

J’ai continué avec lui sur « Du Jour au Lendemain » (La vie est bien ingrate pour François Berthier : un chien hurle toute la nuit et l’empêche de dormir, la machine à café lui explose au visage, il pleut, le chef de bureau à la banque l’humilie et le menace de renvoi. Et puis, du jour au lendemain, tout ce qui était violent ou pénible pour François se transforme comme par miracle. Que se passe-t-il ? Pourquoi le monde devient-il si brusquement doux et enchanteur ? C’est l’énigme que va essayer de résoudre François.)

C’est formidable ce qu’il a fait : il y avait une sorte de petit morceau de comédie musicale. Puisque c’est l’histoire d’un type qui est angoissé par le bonheur, je voulais qu’il soit prisonnier d’une comédie musicale. Benoît Poelvoorde est extraordinaire.

J’ai retrouvé Jorge pour « Les Femmes du Sixième Étage » (Paris, années 60 : Jean-Louis Joubert, agent de change rigoureux et père de famille « coincé », découvre qu’une joyeuse cohorte de bonnes espagnoles vit… au sixième étage de son immeuble bourgeois. Maria, la jeune femme qui travaille sous son toit, lui fait découvrir un univers exubérant et folklorique à l’opposé des manières et de l’austérité de son milieu. Touché par ces femmes pleines de vie, il se laisse aller et goûte avec émotion aux plaisirs simples pour la première fois. Mais peut-on vraiment changer de vie à 45 ans ?).  La raison pour laquelle j’ai retravaillé avec lui, c’est que je voulais que les femmes chantent des chansons espagnoles : il y a de la guitare, des coplas. Et puis il m’a beaucoup rassuré, il y avait de la musique sur le plateau, il a réadapté un tube espagnol. Il a surtout la dimension émotionnelle. Une émotion se dégage de sa musique qui est tendre, proche des personnages, qui allait parfaitement avec le film.

C’est toujours difficile d’écrire pour des comédies ?

Il ne faut pas attendre de la musique qu’elle soit drôle, qui même souligne les effets comiques.

Cela devient du Tex Avery, du Mickey Mousing !

Voilà. La musique en réalité est d’abord un élément de rythme, et pour une comédie ça aide. Ensuite, l’usage qu’on en a fait est un usage émotionnel : elle souligne l’émotion des personnages, et notamment le trouble, car pour ce qui est des femmes, il s’agit de l’histoire d’un grand bourgeois qui est troublé par la présence de ces espagnoles. On m’a même proposé d’en faire une comédie musicale. C’est un producteur de Broadway qui en avait l’idée. J’ai dit oui tout de suite, mais ça s’est perdu dans les sables… Je pense que les chansons espagnoles et la variété des années soixante peuvent servir de base pour une confrontation avec un côté « West Side Story » avec la chanson America  – « Life is all right in America/If you’re all white in America » – Il y avait la confrontation de deux univers musicaux. Je m’aperçois que l’usage de la musique pour moi est question de personnages : quel est le personnage et quel est le parcours émotionnel du personnage ? La musique est là, bien sûr, pour être en accord avec les images mais fondamentalement la musique est le prolongement des personnages ; c’est cela l’accord souterrain…

Surtout par rapport à l’usage que vous en faites dans vos films, cela doit être très complexe d’écrire des musiques pour vous ?

Ce n’est pas facile, d’autant qu’en réalité il n’y en a pas tant que cela. J’adore les grandes plages musicales : la fin de « L’Impasse » de Brian de Palma avec la musique de Patrick Doyle, ou la grande scène, toujours chez De Palma, de filature dans le musée de « Dress To Kill ». Brusquement la musique de Pino Donaggio devient un support narratif : plus qu’un support, elle devient le récit. J’adorerais faire ça un jour. C’est dans la conception de l’écriture : on sait qu’on va avoir quinze minutes en silence et c’est la musique qui va créer la construction dramatique. Ce n’est pas innocent que De Palma ou même Hitchcock  soient les champions toute catégorie de ce genre de séquence avec ce mélange de saccades et de lyrisme…

Ensuite vous avez continué avec Jorge Arriagada…

Dans « Alceste à Bicyclette » (Au sommet de sa carrière d’acteur, Serge Tanneur a quitté une fois pour toutes le monde du spectacle. Trop de colère, trop de lassitude. La fatigue d’un métier où tout le monde trahit tout le monde. Désormais, Serge vit en ermite dans une maison délabrée sur l’Île de Ré… Trois ans plus tard, Gauthier Valence, un acteur de télévision adulé des foules, abonné aux rôles de héros au grand cœur, débarque sur l’île. Il vient retrouver Serge pour lui proposer de jouer«Le Misanthrope» de Molière), Il y a quinze minutes de musique, générique compris.

 

Là aussi ce n’était pas évident d’écrire de la musique, il aurait pu ne pas y en avoir…

On a beaucoup cherché sur le thème du générique début. Soit c’était trop joyeux et c’était une fausse note, soit c’était trop sombre et on croyait que cela allait être un film noir. Le film commençait avec huit minutes dans un théâtre. Je l’ai enlevée ! Maintenant le film débute avec Lambert Wilson dans un train et le générique est sur les images, entre le départ du train et l’arrivée dans la maison de Fabrice Lucchini. Il y a un thème tout du long, avec des reprises, des arrêts mais très souterrains, même sous les dialogues. Jorge a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour trouver une tonalité à la fois sombre et lumineuse. Sombre dans le sens où il y a un mystère avec des basses qui créent une interrogation : Qui est ce personnage ? Où va-t-il ? Avant il y avait les explications, j’ai tout enlevé ; donc la musique est là un élément de la narration. Si on a un personnage dont on ne sait qui il est et où il va, la musique peut s’accorder à son sentiment. Par contre, si on ne sait pas, la musique doit entretenir ce mystère.

Comment travaillez-vous avec lui ?

Comme c’est un gros travailleur, il vient avec sa musique. On essaye, ça marche ou pas. On s’est trompé, il recommence, on réessaye, on écoute. Mes indications sont très concrètes. Il compose à l’image près et s’il demande six images de plus, on lui met six images de plus…

Et pour « Floride »?

Il y avait une volonté d’éclaircir un sujet grave, c’était la première commande de la musique, la deuxième commande était l’intériorité du personnage, on entre dans sa tête. Il y a des choses qui s’insinuent, qui sont à mi-chemin entre la musique et le montage son, des bruits qui deviennent musicaux, des musiques avec des étirements, un travail qui s’est fait beaucoup au mixage. Il y a quand même une émotion à la fin lorsque la fille met son père dans la maison de santé : on doit sentir que la vie continue. La commande était très précise. Il y a toujours un mystère pour moi entre la commande et l’inspiration du musicien : d’où vient que telle musique appartient à ce film et pas à un autre ? C’est la question qu’on peut se poser sur tous les films. Lorsqu’on écoute les grandes collaborations de Delerue – Truffaut, on se dit toujours : mais il aurait pu composer la musique de « Les Deux anglaises et le Continent » pour « La Peau Douce » ou vice versa. Et bien non ! La musique de « La Femme d’à Côté » c’est la musique de « La Femme d’à Côté » !

Et on reconnaît que c’est du Delerue

Et on reconnaît que c’est du Delerue. Dans « La Femme d’à Côté », au début, il y a cette tension de l’hélicoptère, il y a quelque chose de tendu, presque de messe funèbre, et puis il y a une note suspendue, et là il y a du pur Delerue, une sorte de relâchement de cette tension, un mouvement de cordes très langoureux, paisible, qui fait que la musique de ce compositeur réussit ce paradoxe d’être joyeuse et mélancolique. C’est cela le mystère Delerue. J’avais vu un entretien avec lui où il s’amusait à son piano, et il était comme un enfant très joyeux. Il disait : on me propose toujours des musiques tristes, mais je suis quelqu’un de joyeux. Récemment j’ai vu « Diamant Noir » de Harari. J’ai trouvé la musique d’OlivierMarguerit superbe.

Et le prochain film ?

J’ai un sujet sur lequel je travaille depuis deux ans et demi ; c’est beaucoup mais pas tant que cela. Il y a des films qui s’écrivent et se montent très facilement et avec d’autres on galère. Mon prochain se passe en Normandie, avec des agriculteurs : ce sont des taiseux un peu déprimés. C’est un univers à la Depardon, mais il y a quand même une forme d’humour.

Avez-vous pensé à la musique ?

Je ne vois pas quel univers musical peut correspondre à mes personnages, de ce qui leur arrive, de leurs excès, de la connivence que j’ai avec eux. J’aimerais mettre des tubes, des chansons, mais je n’ai pas du tout cette culture-là ; la variété n’est pas ma culture. Je suis toujours épaté par les metteurs en scène qui arrivent à mettre des musiques rock, des chansons dans leurs films. Dans « Pretty Woman » par exemple, Marshall met le tube Pretty Woman et c’est parti, et il y en a 15 comme ça dans le film. C’est ce que j’aimerais faire, mettre des chansons connues. Regardez ce qu’a fait JonathanDemme avec « Something Wild », c’est formidable ! Il y a des tubes qu’il a puisés dans sa discothèque et des chansons qui ont été composées pour le film ! C’est ce que j’aimerais faire : un tube avec des tracteurs !

Vous avez des jeunes compositeurs qui sont capables de vous proposer ce genre de composition… Bon courage pour votre tournage de « Normandie Nue » en mars !

 

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