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[ENTRETIEN] : SYLVIE CARBONEL 

Sylvie Carbonel est une pianiste qui a fait une carrière internationale assez stupéfiante. Un coffret de ses nombreux concerts entre 1963 et 2008 ont été réunis dans 10 disques INA (DSK 12223). Originaire des Landes, elle a vécu dans le milieu de la grande bourgeoisie de la région, à Laurède – le grand-père a fait fortune dans les mines du Chili – l’art faisait partie du quotidien. La sortie de ce coffret a donné l’occasion de rencontrer ce petit bout de femme dont l’énergie, la vitalité, la passion n’a pu que nous séduire au premier regard. C’est dans son charmant appartement qu’elle nous a reçu. Une photo nous interpelle dès notre arrivé, c’est celle de son frère Jean-Sébastien. Sa disparition tragique a été un des moments les plus éprouvant de la vie de Sylvie Carbonel. Elle lui a dédié son album : « Pour Jean-Sébastien, mon petit frère adoré, et avec lui ».

Ceci est une interview etc ets etc…

Vous avez connu Pierre Sancan qui était un très grand pianiste, vous pouvez nous en dire un mot ?

Même plusieurs ! J’ai connu Sancan grâce à Jean-Bernard Pommier et à Michel Beroff dont j’étais amie.

C’est votre génération

Oui c’était ma génération, ils m’ont dit qu’il fallait que je travaille avec Pierre Sancan, c’était un professeur, un homme extraordinaire, de grande culture générale, très exigeant ; on faisait trois heures de technique, une fois par semaine, il avait travaillé avec des médecins pour analyser les muscles, c’est avec lui que j’ai entendu pour la première fois le bon poids. Je voulais à l’époque tout jouer, j’étai très ambitieuse,

Il vous faisait travailler sur un peu de tout ?

Il adorait Schumann,  il avait été l’élève d’ Yves Nat, étudier Mozart avec lui, c’était un régal.

C’était un grand Beethovenien?

Exact

Et en suite

Après avoir eu les premiers prix au Conservatoire, j’ai passé un concours à New York et sur les conseils de Serkin, j’ai compris que c’était aux Etats Unis qu’il fallait que je fasse ma carrière. Je suis allé rencontrer la vice-présidente de la fondation Harkness et j’ai gagné la bourse de cette fondation ; j’ai donc pu continuer à apprendre à New York et rencontré un de mes trois mentors Radu Lupu. Pendant trente ans on ne s’est pas quitté. Il me faisait travailler des journées entière Beethoven ! Il était très exigeant mais il m’a enseigné aussi la douceur. Après avoir étudié à la Julliard School, je ne me suis pas encore sentie prête pour me vendre.

Quel âge aviez-vous à cette époque ?

J’avais vingt ans. Je suis donc partie à Bloomington dans un camp d’été et j’ai joué les Tableaux d’une Exposition, je les avais travaillés avec Sancan, il m’avait aussi appris l’endurance et le grand souffle. C’est là que j’ai rencontré Sebők. Il m’a fait des compliments dithyrambiques devant tout le monde et m’a prise dans sa classe, j’ai donc gardé mon appartement à New York et j’ai un peu travaillé à Bloomington. Sancan et Sebők étaient très amis. Sebők rêvait de remplacer Sancan au Conservatoire et Sancan d’aller aux Etats Unis, mais hélas vu la lourdeur administrative du Conservatoire de Paris cela n’a pas pu se faire !

Vous a-t-on proposé d’être professeur au Conservatoire ?

Oui mais j’ai refusé, j’ai été assistante, pourtant j’adore transmettre, je fais des Master-Classes aux Etats Unis, en Allemagne, en Suisse. Sebők était un immense mentor à Bloomington, c’était extraordinaire, les agents venaient souvent nous écouter ; l’école de musique fermait qu’à deux heures du matin ! À Paris c’était des chapelles, on n’écoutait pas les élèves des autres professeurs, à Bloomington tout était ouvert, Menahem Pressle était aussi professeur à cette époque. Alain Planes était chez lui, on parlait beaucoup de technique, de doigté, de phrasé,

Est-ce que la littérature faisait partie de votre vie ?

J’adore lire, cela m’a beaucoup nourri. D’ailleurs un des livres que j’avais dévoré à l’époque était la biographie sur Domenico Scarlatti qu’avait écrite  Ralph Kirkpatrick, une édition critique de l’intégrale des 555 sonates. Je n’avais jamais joué une des sonates. Ce livre était tellement fascinant que je me suis précipitée à la bibliothèque, il y avait toutes les partitions, et j’ai déchiffré toutes les sonates !

C’était de la folie !

Je suis un peu folle, une passionnée, c’est vrai !

Parlons chiffon ! Lorsque l’on est une musicienne et que l’on va faire un concert, est-ce toujours un vrai problème sa tenue ?

Oui, on pense à sa tenue, tout compte, le physique aussi,

Aviez-vous quelqu’un qui vous aidez ?

Beinh j’avais du mal à me décider, je ne voulais pas être en noir en soliste, j’aimais être en couleur

Sur vos photos vous êtes souvent en rouge, la couleur de la passion !

Oui et aussi le rose fuchsia, mais je n’ai jamais fait de décolletés indécents

Aujourd’hui on voit des pianistes avec des tenues assez sexy avec de hauts talons

Les talons non , je suis toute petite, mais je n’aime pas jouer avec des talons,

Et en orchestre de chambre ?

Lorsque je suis rentrée des Etats Unis, j’ai formé un quatuor pendant six ans, avec Pierre Amoyal, Gérard Caussé et Frédéric Lodéon, on a fait énormément de concerts, et ma tenue était rose et souvent en noir. J’ai découvert un jour à la salle Pleyel, un orchestre qui jouait un concerto de Mozart et les femmes étaient en violet ou rose clair, c’était magnifique, tous ces orchestres en noir c’est sinistre

C’est important la couleur, cela donne le ton, sans jeux de mots, au concert. Revenons à Bloomington, combien de temps êtes-vous restée là-bas ?

Quatre ans ! Grâce à Radu Lupu et la sœur de Myung-Whun Chung j’ai pu connaître beaucoup de monde et je me suis fait un beau carnet d’adresses, rencontré les plus grands agents artistiques, les directeurs des maisons de disques, c’est ainsi que j’ai pu auditionner pour Sergiu Comissiona et jouer la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov sous sa direction et le Boston Symphony Orchestra.

Avez-vous ainsi tourné avec des orchestres.

Beaucoup ! Après Sebők je me suis sentie enfin prête et j’ai donc beaucoup auditionné. C’est ainsi que j’ai joué au Carnegie Hall, avec Comissiona, la Totentanz de Liszt. J’étais inconsciente ! Je voulais quelque chose de très difficile, original, car cette œuvre était très peu jouée. J’ai eu un énorme succès, le public était debout, j’ai eu de superbes critiques, le premier violon de l’orchestre avait dit qu’il n’avait jamais entendu un aussi grand son sortir d’une aussi petite chose ! Quand j’avais joué la première fois avec le Boston, un critique en me voyant arriver sur scène se demandait si cette petite jeune femme arriverait à toucher les pédales, après du bla bla bla sur ma fragilité et une critique sympathique, il termina son article en disant que si j’avais quitté la scène avec le piano sur mon épaule, personne n’aurait été étonné ! J’avais une réputation de jouer des œuvres assez imposantes et très difficiles.

Vous aimez les challenges !

J’adore et surtout le travail.

Vous avez joué avec Roland Pidoux qui est dans le coffret mais aussi avec Hoffman

J’ai créé aux États-Unis le Quatuor pour la fin des Temps avec Gary Hoffman au violoncelle

Ah bon !

et avec Machie Kudo au violon, Michael Nimoy à la clarinette excellent et Gary Hoffman, c’est Sebők qui nous a fait travailler le quatuor, il a fait travailler du Messiaen devant Yvonne Loriot à Paris

L’avez-vous rencontrée

Oui bien sûr,

Vous avez eu le prix Messiaen, le deuxième je crois?

Michel Béroff l’a eu la première année, Jean-Rodolphe Kars la deuxième année et moi la troisième. Kars est devenu prêtre !

Je ne le savais pas, c’est pour cela qu’il jouait Messiaen je suppose…Outre être soliste, vous aimez faire de la musique de chambre

János Starker pensait qu’on ne pouvait pas être un grand soliste si on ne faisait pas de la musique de chambre. Il avait raison car il faut être à l’écoute de l’autre, c’est un dialogue permanent, parler de l’œuvre est inspirant pour le piano, j’ai joué avec Roland Pidoux qui est un merveilleux violoncelliste.

Il a formé de nombreux violoncellistes qui font de belles carrières, on n’a pas la même chose avec les violonistes

Je joue actuellement avec Olivier Charlier,

Un très grand violoniste, professeur au Conservatoire

Régulièrement je joue aussi avec Isabelle Flory qui a créé le Quatuor Arpeggione, on va jouer ensemble bientôt.

Alors vous venez de faire un coffret avec de nombreux de vos enregistrements, ; qui a eu cette idée ?

Moi ! J’avais la liste de tout ce qui avait été enregistré en direct, un jour que je m’ennuyais en travaillant, je me suis dit que tous ces enregistrements devaient vivre, que ma famille, mes amis, le public en profitent, que j’existe. J’en ai parlé à mon mari et voilà le résultat !

Tous ces enregistrements étaient à l’INA ?

J’ai contacté celui qui avait édité mon disque Liszt, paru en 2016, je lui ai parlé de mon idée, de faire réentendre des œuvres qui ne sont pas souvent enregistrées.

Il y aurait dans le coffret tout ce que vous aviez enregistré ?

Pratiquement. J’ai écouté tous les masters pour voir leur état, sur certains ils ont retravaillé un peu le mixage,

Je pense que cela a dû prendre du temps

Beaucoup car il a fallu aussi faire les textes, choisir les photos,

Ce qui est intéressant dans le coffret c’est l’originalité des morceaux. On trouve du Chabrier à côté de Louvier, de Messiaen et Scarlatti, ce qui est assez rare, on ne pourrait pas offrir ainsi un récital avec ces compositeurs

C’est ce qui fait l’intérêt, l’évènement, de ce coffret. Cela montre l’ampleur de mon répertoire et la diversité des œuvres que j’aimais. Une année j’ai passé mon temps à faire de la recherche sur la musique romantique française, c’est ainsi que j’ai découvert Alkan, pour les concertos on a pu mettre que la Totentanz de Liszt. En 1996 j’ai joué le premier concerto de Mossolov, mais l’INA nous a fait attendre tellement de temps pour avoir l’enregistrement qu’on n’a pas pu le mettre dans le coffret. C’est un concerto dissonant et très difficile à interpréter.

En plus de vos enregistrements vous avez organisé des festivals.

Oui, il se passe dans les Landes

Je comprends maintenant pourquoi, vu votre enfance

De 2003 jusqu’en 2016 j’ai créé les Mouvements musicaux de Chalosse , j’ai eu de grands artistes qui sont venus, le plus compliqué c’était de trouver des sponsors, j’ en ai fait des kilomètres avec le trésorier ! Après dans la même région j’ai organisé un autre festival qui se nomme Musique vivante dans les Landes à Saint-Sever . Il a pour but la diffusion de la musique classique, des musiques du monde, du jazz.

Jouez-vous aussi ?

Oui bien sûr, l’été dernier j’ai joué avec Annie Duperey qui disait des lettres d’amour, donc c’était des lettres de Napoléon à Joséphine, de Clara à Robert Schumann, de Liszt à Marie D’Agoult, Jean Marais à Cocteau, et je choisissais des musiques en conséquence, on va refaire ce spectacle en Mai, et on a d’autres projets.

Bon je suis un grand fan de la musique de Debussy et Serge Baudot a fait peut-être la plus belle version du Pelléas, et donc vous avez travaillé avec lui

J’ai joué le troisième de Prokofiev avec lui

Mazette !

Le deuxième est plus compliqué, mais le troisième est très exigeant. À l’époque il dirigeait l’Orchestre National de Lyon, et à la répétition il m’a fait la remarque sur le tempo que j’avais choisi, trop rapide pour lui ;  bon je ne suis pas Martha Argerich mais j’y mettais beaucoup d’énergie, de vélocité. En deuxième partie il avait un œuvre de Bartók le Concerto pour cordes, percussions et célesta, œuvre très difficile à diriger. Il était plus préoccupé par la direction de cette œuvre que par notre concerto et cela a été moyen.

Souvent hélas les chefs sont plus attentifs à leur deuxième partie que par la première !

J’avoue que je me sentais seul !  C’était quand même un bon chef d’orchestre. J’avais quand même du mal parce que j’arrivais avant lui…

Il y a une question qui m’interpelle, vous avez une longue carrière derrière vous et comment faites-vous à avoir cette mémoire des partitions, cette mémoire des doigts ?

Cela dépend quand même des œuvres, et puis il y a des compositions qui sont devenues trop difficiles pour les doigts, ils n’ont plus la même agilité.

Combien d’œuvres avaient vous dans la tête ?

Je ne sais pas, une centaine

Vous aviez un répertoire énorme ! Et donc aujourd’hui

Je fais quelques récitals, un peu plus de musique de chambre, des master-classes, quelques cours

Avez-vous beaucoup d’élèves ?

Six ou sept, c’est un énorme investissement. Souvent j’ai des Américains

Votre carrière était plus américaine que française ?

Plutôt internationale, j’ai beaucoup joué en Asie, le public japonais est formidable, l’Allemagne c’est génial, c’est un pays près musicien, la Scandinavie c’est aussi passionnant d’y jouer.

Alors une question stupide, il faut de temps en temps en poser, l’œuvre que vous adorez jouer ?

L’œuvre pour piano de Moussorgski !

Et votre mari ?

Il aime quand je lui joue La première communion de la vierge de Messiaen

Quel est le mot le plus important pour vous

Exigeant ! Cela vient de mon père. Je ne suis jamais satisfaite de ce que je fais, je pense que je peux faire mieux

Quand on est une artiste comme vous l’êtes est-ce que l’on peut être amoureuse autre que de son piano ?

Ah, j’ai été très souvent amoureuse !

Joue-t-on mieux ?

Pas forcément

Vous avez parlé aussi de spleen, est-ce un obstacle pour interpréter des compositions

Non on peut jouer très très bien, j’ai eu un accident de parcours lorsque j’ai interprété Moussorgski et je me suis réfugiée dans sa musique…

Je sens qu’il y a beaucoup de tendresse en vous, je me trompe ?

Non, cela vient d’un manque, de l’enfance, de la famille, des accidents de la vie…mais il y a la musique alors…

Nous avons laissé planer un léger silence pour terminer cet entretien, merci Sylvie  

 

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