Emmanuel Chamboredon
Après avoir travaillé pour les autres (United Artist, Pathé, CBS, Pickwick, Arcade…), Emmanuel Chamboredon décide, en 1978, de monter sa propre société d’édition de musique. Après avoir édité des compilations pour la télévision, il s’est dirigé vers la musique de films. Dès ses débuts, grâce à son parcours, ses compétences, les opportunités qui se sont présentées et la dimension internationale qu’il a su donner, avec l’aide de son fils, le label Milan Music est devenu un des plus créatifs et importants dans le domaine de la BO.
« Un jour j’ai eu un camarade allemand, cinéaste, qui a débarqué dans mon bureau. Il m’a dit qu’il venait de réaliser un film musical et qu’il aimerait sortir la BO du film. On était avant Pâques et le film sortait après. J’accepte. Le réalisateur, c’était Fasbinder, et le film « Lili Marleen » avec Hanna Schygulla et la musique de Peer Raben. On a travaillé sur le projet, et je le l’ai distribué moi- même. Je n’avais peur de rien en 1978. Au bout de trois mois, je me suis aperçu qu’on avait vendu 20 000 exemplaires sans faire grand chose !…Y’a des moments comme ça, très agréables…Un jour, la FNAC nous réclame un air d’opéra qui était dans un film. C’était la Wally de Catalani, dans « Diva » de Beneix, musique originale de Cosma. Il avait fait la « Boom » l’année précédente pour Barclay. Il était allé les voir pour leur dire qu’il venait de faire un petit film français, qu’il y avait une air d’opéra et qu’il aimerait bien faire un 45 tours. Pour une fois les gens de Barclay ont voulu faire les businessmen, et dans notre métier il ne faut jamais jouer au businessman. Ils lui ont dit non, on ne touche pas à ce petit film, ça ne marchera pas, on n’en veut pas. Nous et Cosma, on prend alors contact avec Madame Silberman, qui était la productrice. Elle accepte. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas assez de musique pour faire un trente trois tours, et que moi je voulais faire un 33 tours. Alors, on a envoyé Cosma à Londres parce qu’il y avait enregistré sa musique, et il a composé dix minutes à la manière de ce qu’il avait fait. Je crois que personne n’a remarqué qu’il y avait de la musique qui n’était pas du film ! Elle a fait le tour du monde, et eu un César. Cela a été un très grand succès, et c’était ma deuxième musique de film. On a vendu près de 2 millions de disques. Du coup, je me suis intéressé plus à la musique de film qu’aux compil’ pour la télévision.
Si vous attendez, vous ne faites rien. Il faut être imaginatif et curieux. Ma chance c’est que je suis tout de suite sorti de l’hexagone et que je me suis intéressé à ce qui se faisait en Allemagne, en Belgique, en Espagne, en Italie. En Turquie, la musique de la Palme d’Or « Yol », de Sébastien Argol, a été un succès. Ce sont aussi les États-Unis, bien sûr, mais aussi l’Amérique du sud, le Japon, la Chine, avec la musique de Zhao Jiping d’« Epouses et Concubines » de Zhang Yimou. D’autre part, on cherchait aussi des outsiders.
En général, quand on a tenu une génération dans ce métier, on voyage moins, on passe à autre chose, on vend sa boîte à une major et puis on va jouer au golf et on promène son chien sur la croisette habillé en amiral. Mais moi j’ai eu beaucoup de chance car j’ai un fils, Jean-Christophe, qui a terminé ses études de cinéma à l’USC aux États-Unis, et qui est venu travailler comme stagiaire en France. C’était au moment où le disque allait mal. Il s’est intéressé à l’entreprise et l’a sauvée.
Maintenant il est à Los Angeles. et il la dirige depuis 12 ans. Avec Jean- Christophe, on entre dans la deuxième génération. Moi, je ne suis que son agent en France. C’est lui le boss ! J’ai beaucoup de chance.
J’avais crée mon affaire aux USA il y a plus de 25 ans. On s’était fait voler sur « Diva », et quand Anatole Dauman m’avait demandé de sortir la musique de « Les Ailes du Désir » de Wim Wenders aux États-Unis, j’avais dit OK, à la condition de faire un deal avec une major. Et donc j’ai dû créer une société d’édition de musique, sur place, à New York. Elle était petite, puis a grossi et a sauvé la française. Le premier disque a été le « Cercle des Poètes Disparus », sur une musique de Maurice Jarre. Puis nous avons sorti « Ghost » de Maurice aussi. J’avais un contrat de première option avec RCA. Je leur ai proposé de faire « Ghost ». Ils m’ont dit que ça ne les intéressait pas. Kuchler de Varèse, notre concurrent, avait sorti quelques disques sous licence chez nous et m’a dit d’accord. Il n’a jamais eu autant de succès. Le premier relevé était un chèque d’un million de dollars ! Au bout de trois ans, nous avons repris nos droits aux États-Unis. Depuis, Kuchler a pris sa retraite et il a vendu Varèse à une boîte anglaise qui annonce sortir 100 disques par an de musique de film. On va voir.
Ma rencontre avec Maurice a changé ma vie. Je l’ai rencontré à la SACEM, lors d’une cérémonie en son honneur. On a sympathisé. Nous sommes restés très ami jusqu’à la fin de sa vie. Ma grande satisfaction c’était aussi ma relation avec Astor Piazzolla. Je gère encore les intérêts de la famille dans le monde. Astor était très mal organisé. On vient de gagner un procès de 15 ans en Italie ! C’est un peu grâce à Serge Silberman que je l’ai connu. Il produisait à l’époque « Ran » de Kurosawa. J’étais allé voir le film avec l’attaché de presse, Simon Mezrahi. Laurence Granet, son assistante, me parle d’un petit truc « Tango l’Exil de Gardel » de Solanas. Je vais voir les rushes, il y avait plein de gens déjantés Léotard, Marie Laforêt…. Il leur manquait de l’argent pour terminer la musique. Je les ai aidé et c’est ainsi que j’ai rencontré Astor et qu’on a démarré notre collaboration et notre amitié. Lorsqu’il venait en France, il déposait ses œuvres à la SACEM, et j’avais un coup de fil d’un gars qui me prévenait que monsieur Piazzolla était passé, qu’il avait déposé des partitions et, comme il leur avait dit que j’étais l’éditeur, il fallait que je passe pour signer les documents… Astor trouvait bizarre que mes taux ne soient pas élevés, mais pour moi travailler avec lui c’était un cadeau du ciel. C’est ainsi que je suis entré dans le cinéma argentin.
Avec Cosma on a aujourd’hui des relations plus pacifiées. Il m’avait reproché, à l’époque, de ne pas lui avoir offert un disque d’or. Je le regrette beaucoup, car c’est un homme très subtil, un très bon mélodiste. On est passé à côte d’une amitié. Il y a un autre compositeur qui m’a marqué, c’est Michel Magne. J’ai un très grand regret de l’avoir connu qu’à la fin de sa vie. Il a été acculé au suicide, et je pèse mes mots, par un producteur. Il avait fait la musique d’un film qui s’appelle « Mon Réveillon chez Bob » de Denys Granier-Deferre. Le type ne le payait pas. Il s’était mis dans des galères parce que l’argent lui coulait des mains, et pour finir il s’est suicidé au Novotel de Cergy. Moi j’étais plus jeune et 15 jours avant sa disparition, il m’appelait tous les jours, et je n’avais pas les moyens de l’aider. J’aurai dû aller le voir, le conforter. En fait, les gens qui attentent à leur vie, ils ne l’annoncent pas, ils le font c’est tout. C’est un très grand regret de ne pas avoir travaillé avec lui. Le dernier avec qui j’ai une vraie relation c’est Hans Zimmer. Il était l’assistant de Stanley Myers. Sakamoto n’arrivait pas à terminer la musique du « Dernier Empereur », Jeremy Thomas, le producteur, appelle Myers au secours. Myers lui dit que la musique électronique ça ne l’intéresse pas, mais que son assistant en est dingue. Et c’est comme ça que Hans est entré dans le cinéma en terminant la musique du « Dernier Empereur ». A partir de là il a commencé à faire des films d’indépendants anglais pour Working Title. Moi, je sortais leur musique. Je ne sais pas comment, mais le réalisateur de « Rain Man » a eu entre les mains notre disque de la musique de « A World Apart » composée par Hans. Il y a eu un déclic. Le réalisateur voit les producteurs et leur dit qu’il lui faut ce jeune homme qui habite en Angleterre. Le deal était qu’il vienne à Los Angeles. On lui louerait un appartement et il repartirait lorsque la musique serait faite. Avant de partir, Hans m’invita à déjeuner : pour lui, sa musique on ne l’entendra pas. Il y a un morceau qui est tout le temps là, c’est Iko Iko. Il veut que je sorte le disque. J’appelle EMI qui nous trouve bien gentil, mais nous prévient que si on veut sortir la musique ce sera sans Iko Iko. On connaît la suite : succès du film, succès du disque, Hans était lancé aux USA… Nous avions sorti une belle composition de lui, celle de « Backdraft », film de Ron Howard. Nous avons des projets ensemble.
Aujourd’hui ce sont des gens qui viennent du rock, comme Cliff Martinez et Clint Mansell, qui marchent fort. Nous avons sorti de superbes compositions de ces musiciens. Je crois beaucoup aussi à un compositeur et cinéaste japonais Masakatsu Takagi qui a fait la musique d’un très beau film d’animation : « Les Enfants Loups » de Mamoru Hosoda. On peut conclure qu’aujourd’hui la musique de films se vend mieux que la musique classique. C’est une musique qui est en même temps de la musique classique, du jazz, et de la variété. Mais c’est surtout parce que nous nous sommes diversifiés sur le plan international que nous avons des résultats. »
Pour illustrer cet entretien, nous conseillons, chez Milan Music, entre autres, l’album de Maurice Jarre avec ses compositions pour David Lean. Il les a réenregistrées. Un DVD de l’enregistrement fait partie de l’album. « Ghost », bien sûr, un des plus gros succès de BO, « Killer Joe » de Tyler Bates, « Backdraft » de Hans Zimmer, « Les Enfants Loups » de Masakatsu Takagi, « Last Night » de Clint Mansell, et un français très demandé outre atlantique, Alexandre Desplat avec « The Queen »