C’est dans la maison Steinway, boulevard Saint-Germain à Paris que Bruno Rigutto a reçu quelques personnes, quelques amis, pour présenter son nouvel album :Ricordi ( Aparté AP390). Après une longue carrière ponctuée d’enregistrements devenus des références, il signe là un album intime et profondément personnel. Le titre, en italien, signifie souvenirs, et c’est bien de cela qu’il s’agit : un recueil de pièces qui jalonnent sa vie de musicien. Dans cet espace chaleureux , il a interprété quelques courtes pièces de l’album et chacune avec une anecdote amusante, des souvenirs très précis sur leurs choix, ses découvertes. Ricordi, n’est pas une rétrospective compassée, c’est une boîte à musique intime, un carnet de confidences.
Quand il met ses doigts sur le clavier, c’est toute une vie qui ressurgit. À 80 printemps, il n’a rien perdu de sa tendresse féline ni de son élégance si française. Formé auprès de Samson François et Paul Badura-Skoda, lauréat du Concours Marguerite-Long en 1965, Bruno Rigutto s’est imposé comme l’un des grands pianistes français de sa génération. Interprète reconnu de Chopin, il fut aussi l’un des rares Français à collaborer avec Karajan, à jouer avec Bernstein et Ozawa, sans jamais renoncer à une carrière de chambriste et de pédagogue. Ricordi n’est pas un best of, ni un testament : c’est un disque de confidences. Le Steinway sonne clair, transparent, comme pour mieux souligner la tendresse de son toucher. Ici pas de virtuosité pyrotechnique Rigutto choisit la nuance, la respiration, la mémoire vivante. Les 26 pièces de ce double disque, qui traversent 13 pays différents, sont autant de souvenirs d’une carrière riche aux quatre coins du monde. On y croise Chopin bien sûr, une référence à Michelangeli évidemment, avec une Mazurka en fa mineur et le sombre Prélude en do dièse mineur, mais sans affectation ni pathos. Liszt est là aussi, mais pas le démon pyrotechnique, non juste une Consolation, jouée lente, placide, comme un souffle retenu. Même approche pour Debussy (La plus que lente), Ravel (la Pavane) ou Rachmaninov (absent ici, mais remplacé dans l’esprit par Medtner ou Babajanian). Tout est dans la retenue, l’élégance. Et puis il y a des surprises. Un Mendelssohn gondolier, un Gounod barcarollé, un Donizetti chanté sans voix, des clins d’œil à l’Amérique du Sud avec Guastavino, Ponce, Villa-Lobos, des douceurs nordiques de Grieg ou Sibelius qui se termine par le célèbre Over de Rainbow d’Harold Arlen comme si c’était du même compositeur ahahah. On découvre même une valse perdue de Schubert, transcrite par Richard Strauss comme si le romantisme n’avait jamais cessé de vouloir danser, même en exil. Le pianiste insère aussi deux de ses propres œuvres : Douce Valse et Mandolina Serenata. Elles ne détonnent pas, au contraire, elles s’inscrivent dans ce paysage de musique intime, de demi-teintes. Ces pièces sont comme des lettres qu’on n’a jamais envoyées, mais qu’on relit parfois. La variété des compositeurs, la présence de ses propres œuvres, les transcriptions improbables et les miniatures rares en font un disque profondément humain, libre, sincère. Alors bien sûr, certains trouveront cela trop sage, trop discret, pas assez audacieux. Mais ils passent à côté de l’essentiel : Ricordi n’est pas un disque de performance. C’est un geste, une invitation à nous souvenir avec lui. Et franchement, à l’heure où tout va trop vite, c’est peut-être le plus beau cadeau que puisse nous faire cet artiste.