JEAN-BAPTISTE DOULCET
C’est toujours passionnant d’analyser l’arrivée d’un pianiste sur la scène où il va se produire. La façon dont il se déplace, s’assoit face à son piano, arrange sa banquette, souvent plusieurs fois, essaye de prendre corps avec ce siège, tous ses petits gestes qui lui permettent d’humer la salle, de se détendre, de se concentrer. Alors lorsque Jean-Baptiste Doulcet est arrivé sur le plateau de l’Auditorium de Radio France pour la finale du concours Long-Thibaut – ils n’étaient plus que six – il avait un je ne sais quoi, dans sa démarche, dans sa façon de saluer la salle, de s’installer au piano, avec une tenue assez sage mais décontractée, ses cheveux en catogan au lieu de tomber le long de ses épaules comme il apparaît sur ses photos, bref quelque chose de particulier qui attirait notre attention plus que les autres candidats. Je ne connaissais absolument pas ce pianiste même si sur Youtube j’aurais pu le voir et l’écouter. Il commença par une œuvre obligatoire, l’Étude n°2, Réminiscences de Michael Jarrell, sûrement mis au programme par Bertrand Chamayou, le directeur artistique de la session du concours 2019, qui interprète souvent ce compositeur et qui lui a dédié une de ses œuvres. Dès les premières notes nous comprîmes que Doulcet était totalement dedans, ensuite il est arrivé à nous embarquer dans sa vision personnelle des morceaux choisis.
Le lendemain c’est avec le troisième de Bartók qu’il nous a enthousiasmé. En définitif il a eu la plus belle des récompenses, le prix du public. Nous étions en novembre 2019, puis vint le covid19. Presque un an après, je le retrouvais au Musée Guimet pour un concert de Les Pianissimes. L’ambiance était tout autre, il était le seul non masqué et prêt à toutes les impros. Alors en ce novembre 2020, pratiquement jour pour jour de ce fameux concours, j’ai voulu en savoir plus sur cet artiste à mon avis atypique. Le confinement aidant et Jean-Baptiste habitant dans le 20ème arrondissement de Paris, pas loin du Père-Lachaise, c’est dans ce célèbre cimetière que nous nous sommes donnés rendez-vous, un matin ensoleillé ! Et oui pas du tout classique ce Jean-Baptiste Doulcet !
Cela vous arrive souvent de donner des rendez-vous devant la tombe de Chopin au Père-Lachaise ?
Pas spécialement, en général j’y vais tout seul, c’était une occasion vu les circonstances, c’était symbolique, j’aurai pu dire Oscar Wilde, mais trop populaire.
Chopin n’est pas populaire ?
Pas autant qu’Oscar Wilde, il y a des traces de rouge à lèvres sur sa tombe!
Ah carrément !
Ils ont mis une vitre pour empêcher la tombe de se dégrader.
Chopin est entouré par du beau monde dans cette allée.
J’aime bien cette allée parce qu’il y a Chabrol, en plus du cinéma il y a de la sculpture avec Armand, il y a le pianiste Ken Sasaki, spécialiste de Chopin et il y a le jazz avec Petrucciani…
Appréciez-vous le jazz ?
Oui j’aime beaucoup le jazz plutôt old school.
C’est à dire de l’époque de Jelly Roll Morton, James P. Johnson ?
Je n’ai pas une grande culture du jazz, je suis basique, c’est Art Tatum avant tout, je suis en train de me plonger dans le jazz récent pour en savoir un peu plus, je suis rarement convaincu mais j’avoue que Tigran Hamasyan, dont on parle beaucoup, me plaît énormément.
Qu’appréciez-vous chez ces jazzmen ?
C’est le son, lorsque je regarde des pianistes comme eux sur Youtube, je me dis, tiens ils ont des mains saines où tout est possible, nous on se casse la tête à trouver des solutions avec nos partitions et cela me rappelle que l’art de l’improvisation débloque tout, et puis c’est beaucoup appris avec l’oreille, il y a une espèce de champs des possibles qui est beaucoup plus large, il suffit de regarder une vidéo, même sans le son, on comprend tout de suite, juste avec l’image, que le son est beau, c’est impressionnant. Il y a aussi cette flexibilité, cette capacité, de jouer avec les autres de manière spontanée, ce n’est que de l’oreille, beaucoup plus que nous je pense, et il y aussi énormément de l’intuition, en tant qu’auditeur je vais vers cela.
Quand on est un jeune pianiste comme vous, on doit jouer le répertoire, car si vous voulez faire un concert qu’avec de l’impro, comme vous aimez en faire, vous ne pourriez pas, dans votre cadre, gagner votre vie.
C’est possible, mais j’ai aussi envie de jouer le répertoire, j’ai envie de tout mélanger, je pense que ce sont des choses qui se complètent, je trouve ma nourriture dans le répertoire mais je sais qu’à côté je peux improviser, composer, tout cela marche ensemble. Évidemment il y aura des périodes où je vais faire plus de répertoire ou plus d’improvisations, parfois peut-être un peu plus de compositions, mais ce sont les circonstances qui nous guident, au fond cela reste un cercle, je mélange tout cela et j’essaye d’avoir une identité, il y a aussi la musique de chambre. Je dis que je ne cherche pas à mettre une de ces quatre choses plus en avant, et dans l’esprit c’est vrai mais si on regarde on voit bien que ce que je fais le plus, ce sont des récitals de piano, du répertoire. Visiblement c’est un peu compliqué de faire comprendre mon mode de fonctionnement. Les gens pensent qu’on est un homme orchestre! En fait la question est mal posée, elle n’est pas là, car comme beaucoup, je sais faire des tas de choses quoi ! (il allume une cigarette roulée)…Tout est circonstanciel, lorsque dans la vie, on a du mal avec la solitude, naturellement on va faire plus de musique de chambre, des projets avec les autres, lorsque l’on est dans une période introvertie, on va s’enfermer tout seul et prendre un plaisir fou dans le répertoire, ou se mettre devant son papier et écrire de la musique, c’est aussi bête que cela ! L’inspiration vient de ces circonstances là, et bien sûr plus rationnellement, de notre agenda, de notre actualité, de nos engagements. Et au-delà de ça, souvent l’envie c’est de faire tout ça, sans s’y perdre. Envie d’être seul ou pas, d’aborder un nouveau répertoire plutôt qu’improviser en boucle et de se répéter, on rebondit là-dessus je pense.
Est-ce facile lorsqu’on débute une carrière de pianiste dit classique de pouvoir en vivre ?
Après le concours Long-Thibaut j’ai eu pas mal de propositions de concerts et c’est ce que je désirais!, Mais je n’ai pas envie de tirer un trait sur ce que je fais aussi à côté, il faut juste que je trouve un équilibre entre certaines demandes et mes propres attentes.
Faut-il passer par des concours pour exister ?
Je ne sais pas, ce n’est pas vrai pour tout le monde, avant le concours c’est vrai que je galérais un peu, là ça m’a donné une visibilité, du coup j’en profite, bien que la situation actuelle est en demi-teinte avec le covid, mais oui c’est vrai ce concours m’a servi.
Du coup il y a un agent qui a voulu s’occuper de votre carrière ?
Non je n’ai pas d’agent. J’ai eu pas mal de propositions grâce au concours, du bouche à oreille aussi ; avoir un agent il faut que cela soit une rencontre, donc j’attends le bon moment.
Vous aimez le cinéma paraît-il ?
Oui beaucoup, beaucoup !
Et vous aimez aussi accompagner au piano des films muets.
J’adore cela, c’est un des meilleurs moyens que j’ai découvert pour lier deux passions en même temps, j’aime la musique, j’aime le cinéma, alors jouer du piano devant un écran, c’est un bonheur.
Vous souvenez- vous de certains films ?
J’ai accompagné des films très différents, des Ozu, des Keaton, Harold lloyd, Eisenstein, des films de Man Ray, des vues scientifiques de 1913 sur la cristallisation de Jean Comandon, des dessins animés…
Vous avez joué un peu partout ?
Dans des festivals, au cinéma le Balzac près des Champs Élysées, au Forum des Images… c’est une niche, on y trouve bien sûr Bromberg qui a fait beaucoup pour le cinéma muet, mais on retrouve toujours les mêmes pianistes, ils ne sont pas tous extraordinaires mais ils ont la mainmise dessus, c’est normal c’est une petite niche, c’est dommage parce que j’avoue que j’aime énormément faire ce genre d’accompagnement, la musique est là pour traduire en permanence, à chaque seconde elle a un sens, les silences sont aussi très importants.
Difficile de ne pas faire du mickeymousing, comme cela arrive souvent..
Chez certains pianistes d’accompagnement on trouve souvent des gimmicks et c’est dommage, faire des bruits de sonnette quand un personnage appui sur une sonnette, c’est un peu limite, on peut s’interroger sur la légitimité de certaines personnes qui font cela. Mes meilleures expériences vues du public dans ce domaine, ce sont souvent des trios de jazz ou certains artistes électro, qui ont des parti pris souvent très forts.
Pensez-vous que la classe d’impro du Conservatoire forme des pianistes dans ce sens ?`
Justement pas, c’est là où j’ai découvert ce style d’improvisation et où on empêche d’avoir cette attitude conventionnelle et factuelle face à la musique. Aujourd’hui il y a des pianistes qui sont depuis des années dans ce domaine et qui ne se mettent pas en cause, alors qu’au CNSM on nous met justement en garde contre les ‘systèmes’ musique/image. Lorsqu’on accompagne un film de plus d’une heure il faut savoir prendre des risques et puis savoir aussi s’arrêter de jouer ; le silence est lui aussi nécessaire. On entend souvent une absence de silence. J’ai eu des spectateurs qui trouvaient qu’au moment où je faisais des silences, l’image prenait tout son sens. Il y avait une musique à l’écran.
Souvent on a l’impression d’entendre même les dialogues.
C’est exact et la musique peut souligner ça, lorsque la musique sait s’arrêter ce sont des moments d’émotions très forts. Ce n’est pas n’importe où et en plus les acteurs sont très expressifs, il y a des silences magnifiques. Ce sont des choix esthétiques de notre part aussi.
Dernièrement je suis allé vous écouter dans un concert confiné, Les Pianissimes, organisé par Olivier Bouley qui invite de jeunes et talentueux pianistes et vous avez joué entre autres du Schumann, et je vais être franc avec vous c’est une musique qui m’ennuie profondément. Je sais que les pianistes adorent l’interpréter. Qu’est ce qui fait que vous aimez tant ce compositeur ? Convainquez-moi Jean-Baptiste !
On a tous notre vilain petit canard ! Je peux comprendre pour certains compositeurs, moi par exemple je ne suis pas un fou de Brahms, c’est un compositeur qui peut très vite m’ennuyer.. mais j’aime bien en jouer!
Je peux écouter une pièce de Musica ricercata de Ligeti est être complètement bouleversé par ses trois notes.
Ce n’est pas un histoire de quantité, pour moi Schumann, avec Schubert peut-être aussi, sont des compositeurs dont la musique a à voir avec des états émotionnels, rien d’autre. Je ne vois pas, à ma connaissance, un compositeur qui a su transcrire, comme par exemple en littérature Dostoïevski, de tels états, et le dépassent, pour moi c’est comme cela que je reçois sa musique. Il y a un moment où la musique est plus forte que lui, elle est inarrêtable, c’est un flot de vie, une musique malade, ambivalente en permanence, qui est sur le fil de nous perdre, Schumann lui-même s’y perd quand bien même tout est structuré.
Excusez-moi de vous interrompre mais en lisant la partition vous sentez tout ce que vous dites ou est-ce parce que vous connaissez sa vie ?
Évidemment c’est une influence de connaître un peu sa vie, pour autant je ne me suis pas plongé dans les arcanes de sa vie, c’est une influence limitée, mais à force de jouer ses compositions, on se rend compte qu’il y a un langage qui lui est propre, comme beaucoup de compositeurs, mais il y a quand même des détails hallucinants sur l’état mental de l’artiste, c’est carrément psychiatrique, mais toujours tourné vers l’émotion, c’est jamais cérébral.
Á la fin du concert vous avez parlé de l’œuvre que vous avez jouée, Kreisleriana, et de la discontinuité des traits dans cette partition.
Schumann adapte des contes d’Hoffmann dans une forme musicale où il utilise un système comme les poupées russes. Dans la plupart de ses petites pièces, il y a un thème A qui va ouvrir sur un thème B qui va ouvrir sur un thème C, puis il va revenir sur les thèmes précédents, en fait on a l’impression qu’il y a eu trois différentes pièces qui sont jouées alors que c’en était qu’une seule, il y a toujours un retour sur les choses, des mondes qui s’emboîtent, qui s’agence, qui se désemboîtent, et à un moment donné on ne sait plus où on est, c’est vraiment du vertige.
Avec son concerto pour piano ressentez-vous cela aussi ?
Je le ressens aussi mais de manière peut-être moins forte, je ne pense pas que c’est son chef-d’œuvre, d’ailleurs je ne cherche pas le chef-d’œuvre de Schumann, il en a écrit plein, mais en l’occurrence ce n’est pas une des ses œuvres majeures, ses moments d’exaltation sont un peu plus éparse dans ce concerto, ils dépassent l’auteur, comme je vous le disais avant par rapport à Dostoïevski, il y a cette idée où les mots sont devant lui, il ne sait plus ce qu’il est en train d’écrire, comme dirigé par une force qui le dépasse, et cela n’a rien à voir avec la mystique…
Seriez-vous un grand passionnel ?
Je suis assez passionnel, oui mais je ne pense pas que c’est cela qui m’attire dans la musique, lorsque je dis que c’est psychiatrique etc..etc, ça n’a rien de cérébral, ce n’est pas parce que c’est quelqu’un qui va mal que cela me plaît, c’est le résultat qui m’emporte, il y a une exaltation, une puissance de vie qui est plus forte que tout dans la musique de Schumann, on a beau se casser les dents, se torturer sur son univers très nébuleux, mais ce qui en ressort est que sa musique pourrait continuer indéfiniment, cette puissance de vie ne s’arrête jamais, elle est tellement créative, que s’en est impressionnant. On peut trouver cela chez Schubert peut-être, mais dans un cadre différent, plus populaire, plus évident avec un rapport au temps, à la durée. Il y a un exemple qui me frappe à chaque fois et cela en dit long, c’est dans le concerto pour violoncelle de Schumann, dans l’exposition du thème, dans les vingt premières mesures, on se rend compte que dans l’orchestre, c’est tonique dominante, très simple, en la mineur, et l’orchestre ne donne jamais les temps, tout est différé, les temps de tonique ou de dominante sont sur les deuxième temps, sur les troisième temps, il n’y a aucun temps fort, comme si l’évidence était toujours remise à côté.
Tout le contraire d’un Brahms,
Tout le contraire d’un Brahms qui trouvera d’autres moyens pour casser les barres de mesures, mais il y a des appuis. Mais chez Schumann… après on fait les métaphores qu’on veut, c’est une traduction littérale d’un état psychologique, émotionnel, qui n’est pas une vue de l’esprit, c’est le sien, et c’est très clair pour moi.
Au concours vous avez joué le troisième de Bartók, c’est assez casse-gueule de le jouer dans un concours non ?
Dans la liste, tout était casse-gueule à part Chopin si on considère qu’on le joue beaucoup. Le premier de Beethoven, le 24ème de Mozart, le premier de Rachma, ce ne sont pas des concertos qu’on donne dans les concours, la liste était casse-gueule, d’où le choix de Bartók. Dans Chopin je crois que ce n’est pas là où je suis le plus en valeur, je ne joue quasiment pas ce compositeur, je vais voir sa tombe et je ne vais pas plus loin, j’adore sa musique, mais c’est un compositeur qui me complique les doigts.
Alors parlez-moi de votre rapport avec Bartók
Je suis un fan absolu, pour les doigts le 3ème concerto n’est pas très compliqué. Ce qui n’est pas évident c’est la mémoire, et il n’est pas si simple à interpréter. Il y a cette interaction permanente avec l’orchestre et du coup la perception des timbres dans l’orchestre est assez perturbante, ce n’est pas du Beethoven, lorsqu’il y a les percussions au loin…
L’écriture de l’orchestre est assez complexe
Ah oui c’est minutieux, c’est comme un petit mécanisme qui demande beaucoup de précisions, c’est presque un concerto de chambre, il y a un pianiste avec plusieurs musiciens de l’orchestre.
Le piano n’est pas un soliste, il fait partie intégrante de l’orchestre.
Oui c’est presqu’un percussionniste avec des thèmes mélodieux au début, mais dans le deuxième mouvement on n’est plus soliste, on interagit dans le monde de la percussion, et c’est une difficulté qui nécessite d’être dans ce jeu pour que cela fonctionne. Ce qui est compliqué aussi est de ne pas se laisser aller au côté chatoyant du premier thème, de ne pas le jouer comme du Ravel, ou penser à la fin de vie de Bartók en Amérique, je pense que ce concerto est plus mozartien et aussi plus morbide qu’il n’y paraît, peut-être est-ce l’influence de sa maladie, ce thème naïf ferait penser que tout va bien mais il y a une angoisse qui plane, il faut y apporter un son avec une consistance particulière.
Il faut aussi avoir l’orchestre et le chef adéquat.
Oui certes, dans le cas du concours j’étais plutôt content étant donné le peu de temps que nous avions!
Cela s’est senti
On a eu une répète et demie, on ne rentre pas forcément dans les détails esthétiques.
Avec Chopin, l’orchestre n’a pas grand chose à faire.
Oui c’est vrai
A votre dernier concert aux Pianissimes vous avez évoqué de jouer en concert ce troisième de Bartók ?
C’est une œuvre que j’ai toujours eu très envie d’interpréter, là c’était une occasion en or.
Mais comment lorsqu’on est un jeune pianiste pouvoir jouer un concerto pour orchestre ?
Bon j’ai très envie de manger des concertos, le 24 de Mozart, et surtout le deuxième de Proko ! Alors celui là je rêve de le jouer. Jouer avec un orchestre, un public, je pense que dans ce concerto on a l’impression d’être le roi du monde pendant quelques minutes, cela doit être grisant, même quand on l’entend jouer sur Youtube, être submergé par cette musique aussi puissante, c’est de l’ordre du génie, c’est fabuleux ! J’ai envie de me casser les doigts dessus car il est très dur.
Vous habitez dans le coin pas loin d’où nous sommes, avez-vous un piano chez vous pour vous casser les doigts et que disent vos voisins ?
Oui j’ai un piano droit et j’ai de la chance je n’ai qu’un voisin qui habite au-dessus de chez moi et qui fait un peu de bruit, tout va bien ça m’arrange!.
Et là vous partez vous confiner à la campagne, avez-vous aussi un piano ?
Oui j’ai mon C3 – piano à queue – que j’hésite à ramener chez moi…
La question banal : jouez-vous souvent chez vous?
Selon ce que j’ai à préparer oui, sinon pas beaucoup en ce moment, mais tout dépend de mes envies aussi. Pour le Proko je peux travailler trois heures d’affilée parce que j’adore ça et que c’est tout nouveau… c’est très aléatoire.
Alors une journée de confinement, c’est le Père Lachaise, les films…
J’ai mis un peu le holà sur les films et les livres, une heure de ballade ici au Père-Lachaise, j’adore cet endroit et puis je compose beaucoup en ce moment, c’est un peu la voie directrice.
Composez-vous de la musique de chambre en ce moment ?
Pour violoncelle, voix et piano
La voix est-ce important pour vous ?
Oui et ce que j’aime avec la voix c’est que cela sous entend un matériel littéraire, donc ce que j’appelle de la mise en scène, c’est un peu du cinéma dans le fond ; ce projet est basé sur des poèmes de John Keats, où il y aura dix huit mélodies.
Je suppose que vous avez vu Bright Star ?
En fait le déclic du projet a été ce film de Jane Campion. Je ne connaissais pas Keats avant, c’est une idée qui a des origines assez importantes pour moi, personnelles…
Joker alors…
Joker exactement (rires), Keats je l’ai donc découvert à travers ce film, j’ai écrit trois mélodies en 2016 et puis j’ai mis le projet de côté. Je crois que c’est ce que j’ai écrit de mieux…
En version traduite.
Non non en anglais, j’ai travaillé avec une traductrice parce que c’est un anglais complexe, ancien, avec des formules qu’on ne connaît plus, avec beaucoup de symboliques, il fallait que je comprenne un peu mieux de quoi il s’agissait. En 2016 j’ai écrit trois mélodies, et là je me suis dit que je devais reprendre cette idée initiale et la mener à bien cette année. Les mélodies sont structurées autour de cinq grands thèmes qui traversent la littérature de Keats et la littérature romantique en général : les mythes, l’amour, la mort, la fraternité/la patrie et puis tout un chapitre autour de La Belle Dame sans merci qui est un de ses grands poèmes, très long, avec des entractes de violoncelle seul, un prologue, un épilogue, des lettres lues, toute une structure autour de ce long cycle de mélodies, l’idée étant de faire revivre Keats à travers un voyage littéraire dans sa vie, à ce qui l’a relié à Fanny Brawne, à son frère, l’idée est que outre que l’on a jamais adapté Keats, j’écris une musique dite néo tonale….
Là nous entrons dans des considérations esthétiques inintéressantes.
Bon j’écris une musique avec des accords et une mélodie ! Je me suis rendu compte que notre connaissance de la musique anglaise se résume schématiquement à Purcell puis Elgar, Bridge, etc. Mais au milieu, que se passe-t-il ? Et vu d’un autre pays, qu’auraient fait Schumann, Brahms, Dvorak ou je ne sais qui avec un texte anglais ? On n’a pas de représentation claire de la musique romantique sur des textes anglais du temps de Keats. Qu’est-ce que le parlé et l’écrit romantique anglais du XIXème induit esthétiquement en traduction musicale ? Là je me pose une question esthétique et cela ouvre beaucoup de portes. Les influences dont on ne peut jamais se débarrasser deviennent toutes autres, j’ai des influences comme Chausson ou Scriabine mais là elles vont vers d’autres que l’on n’interroge jamais comme Szymanowski ou même Britten. Trouver un langage qui puisse traduire ce sentiment que je ressens par rapport à la langue anglaise est ma question à résoudre.
Lorsque l’on écrit une mélodie, on a envie de l’entendre durant le processus de composition non ?
Les trois mélodies de 2016 ont été chantées et enregistrées par une amie que j’aime énormément qui s’appelle Victoire Bunel, une mezzo formidable, j’ai une piste avec un éditeur de partition suédois, et le rêve serait d’en faire un cd ; la réalité lorsqu’on parle de 18 mélodies, de durée variable, est que cela représente environ deux heures de musique ! C’est un projet très ambitieux avec des difficultés, notamment vocales, j’aime bien les neuvièmes expressives…, et de questions de musique de chambre, timbres, mise en place, etc. Bon, tout cela est compliqué mais qui ne rêve pas ne voit rien se réaliser.
Avez-vous un avis sur ces concerts en conserve où les artistes jouent sans public ?
J’en ai fait quelques-uns durant le premier confinement, à l’étranger, et à défaut, c’est déjà pas mal. Mais ce n’est pas idéal je pense. J’avoue ne pas aller souvent au concert ou écouter des disques, mais je vais fréquemment sur Arte.Tv ou Arte-concert et Youtube bien évidemment.
Heureusement qu’il y a des gens qui viennent vous écouter et vous espérez quand même enregistrer votre musique.
Jouer sur scène c’est différent que d’écouter, mais je peux comprendre que des gens viennent nous entendre! J’aimerais oui enregistrer un cd de répertoire, mais aussi ces fameuses mélodies d’après Keats.
Vous pouvez comprendre alors que je m’ennuie lorsque je vais vous écouter Schumann
Mais je n’ai pas dit le contraire (rires) non mais …
Alors puisque nous sommes dans le royaume des morts, sortons les cadavres…Vous ne m’avez pas totalement convaincu dans vos impros à la fin du concert Les Pianissimes,
Je les ai réécoutées, elles sont vraiment biens…franchement (rires) je les trouve très biens…
Peut-être, mais comme je suis un fana de jazz, les improvisations des pianistes classiques me touchent moins, si votre troisième impro était bien, peut-être parce que vous étiez plus chaud…
Oui la troisième était bien, même dans le son! On peut se perdre un peu dans l’impro mais elles étaient structurées si vous les réécoutez, effectivement la première je suis parti dans un côté debussyste qui n’était pas vraiment debussyste….
Bon allez on laisse tomber les impros, on va faire un retour en arrière sur vos débuts au CNSMDP. Il y a quelques années j’avais réalisé un doc sur quelqu’un que vous connaissez bien, c’est Claire Désert, elle était toute jeune pianiste
Évidemment c’était ma prof, elle adore Schumann…Chacun ses mauvais goûts n’est-ce pas !
Comment était-elle comme professeur ?
J’étais un cas un peu particulier quand je suis entré au Conservatoire parce que je ne travaillais pas du tout du tout, je partais en cacahuète, je faisais beaucoup d’impros… elle m’a structuré sur le long terme, véritablement.
Vous aviez quand même réussi le concours d’entrée !
Je suis passé entre les mailles du filet on va dire, quand on entre là, on va passer cinq ans, il va falloir se structurer, ce n’était pas mon cas, je ne connaissais pas Claire, j’avais juste pris un cours avec elle, un mois avant le concours pour savoir qui elle était, je l’avais mise dans la liste, on m’avait conseillé d’aller chez elle, qu’elle était très bien (il allume sa cigarette). Et je ne regrette pas un instant!
Elle habitait dans le 19ème à l’époque
Elle y est toujours, pas loin de chez moi…et du coup elle a vite compris qu’elle avait devant elle un jeune homme qui partait un peu dans tous les sens, et ce qu’elle a fait et cela m’a fait beaucoup de bien, c’est qu’elle a essayé de m’encadrer sans m’empêcher d’être qui j’étais, pour le dire simplement ; je pense que c’est ce qu’elle fait avec ses élèves en général, c’est quelqu’un qui arrive à trouver une distance assez parfaite entre ouvrir les possibilités que chacun a, à un plus haut niveau, sans détruire qui ils sont, et notamment lorsque les personnalités partent un peu dans tous les sens et c’était mon cas. Les deux premières années j’arrivais en cours sans avoir bossé, c’était du déchiffrage amélioré mais elle n’était pas dupe,
C’était volontaire ou vous étiez comme cela ?
Non j’étais comme ça, j’ai changé depuis…je vous rassure…(il fume sa petite cigarette roulée)
Je n’ai pas envie d’être rassuré !
Bon je bossais une heure pour faire les notes à peu près, on n’avançait pas quoi,
Mais que cherchiez-vous en allant au Conservatoire ?
J’sais pas, j’sais pas en fait, mais maintenant je vois tout ce que cela m’a apporté, la réponse est plutôt là, elle m’a fait travailler certains répertoires, elle a senti que cela pouvait m’aider à me poser des questions sur le son, sur la question rythmique, sur la variété sonore, c’est à dire beaucoup de Beethoven, de Brahms, sur des exercices techniques, les exercices de Brahms sont très beaux et on ne peut pas se faire de mal en les jouant, elle est très vigilante là-dessus, au début je ne voyais pas ce qu’elle m’apportait parce que je n’étais pas disponible pour ça…
Vous connaissiez son parcours et ce qu’elle a enduré, en Russie, avec leur méthode.
Elle en a parlé, mais très peu, petit à petit j’ai commencé à voir qu’il y avait des choses qui changeaient et surtout elle m’a poussé à faire un Erasmus, partant du principe, et elle a tout à fait raison, qu’elle n’avait pas eu cette chance qu’on a aujourd’hui de pouvoir partir en échange au sein d’un programme encadré, avec des bourses, que c’est une ouverture vers un autre monde musical, qu’il y a plein de choses à prendre, et un rapport au travail qui va changer. Et bingo je suis parti en Finlande à Helsinki ! Alors là c’était très différent.
Vous étiez au Conservatoire ?
Oui à la Sibelius Académie qui a des échanges avec le CNSM.
C’était si différent que cela ?
L’institution est complétement différente. Il n’y a pas de limite d’âge, il n’y a pas de compétitivité, les bâtiments sont géniaux, on peut travailler 24heures sur 24 avec un badge, mais c’est une confiance qui est au-delà de l’institution musicale, c’est leur société qui est ainsi, il y a une autre manière de vivre, c’est aussi un autre climat, une lumière qui ne vient pas pendant les trois mois d’hiver. On vit dans un autre monde
Cela vous a fait du bien ?
Ca m’a fait du bien, je me suis rendu compte que j’avais du temps pour moi, j’aurais pu en profiter plus, en réalité, mais étant donné d’où j’en étais, c’est à dire éparpillé, j’en ai retiré quand même pas mal de choses, j’ai participé à un concours en Suède qui était ouvert au Erasmus où j’ai gagné un deuxième prix et tout d’un coup, moi qui pensais n’être qu’un improvisateur parce que des pianistes, comme vous dites y’en a pléthore, je me suis dit tiens cela peut plaire ce que je fais au piano ? Je n’y croyais pas, le premier prix c’était Daumants Liepins qui a gagné, entre autres, le Vendome Prize l’année dernière. Cela a eu impact, j’ai joué pour la finale le troisième de Beethoven…
Qu’est-ce que cela voulait dire pour vous ? Que vous étiez un pianiste pas trop mauvais…
Beinh je me suis dit que j’intéressais des gens, que j’avais quelque chose à dire face à une partition , même dans le cadre d’un concours, qu’ils m’ont mis deuxième, je me suis aperçu que j’avais bossé et que cela m’avait servi.
Et ensuite ?
J’ai fini mon année, je suis revenu chez Claire et beaucoup de choses avaient évolué et je me suis souvenu que cinq ans auparavant je ne jouais pas de cette manière. En Suède la dame qui dirigeait le concours, enfin Julia Mustonen-Dahlkvist est devenue mon prof depuis deux ans, je vais la voir quand j’ai envie, c’est elle qui m’a préparé au concours Haskil, Long-Thibaut, après Claire j’ai eu la chance d’être tombé à nouveau sur la personne qui me fallait.
Pensez-vous qu’il est important d’avoir ce genre de tuteur ?
Lorsque l’on sort du CSNM c’est important d’avoir un appui parce que, tout d’un coup, on n’a plus de cours, on a eu son Master avec mention très bien, ok et alors ? Un concours cela se prépare, mais il ne faut pas se mentir, c’est une réalité, on a besoin d’un soutien, quelqu’un qui sait comme s’y prendre, gérer le timing, l’agenda, et Julia Mustonen-Dahlkvist a été cela mais bien plus, elle m’a fait entrer dans des considérations sonores, des techniques que j’ignorais, un travail de fond, une autre sphère.
Après le concours Long-Thibaud vous m’aviez dit : j’arrête les concours! Êtes-vous toujours dans cette même position ?
Beinh en ce moment question concours ça ne risque pas. Non, je m’étais reposé la question à tête reposée, j’avais l’idée de faire l’ARD c’est un beau concours avec un programme intéressant, de toute façon il a été annulé, Reine Élisabeth, je n’ai pas envie. il y a un effet drogue de se présenter à des concours, lorsque l’on se rend compte que ça marche de mieux en mieux, on peut avoir envie d’y retourner…
C’est la montée d’adrénaline ?
On veut toujours plus, ça nous fait vraiment bosser de manière très concrète, mais quel est mon besoin véritable, je ne suis pas sûr…pour le plaisir présenter le Tchaïkovski dans trois ans, je pense que j’aurai l’âge, oui ça me tenterait bien.
C’est excitant ce concours ?
Le Tchaïkovski j’imagine que dans le genre stress ça doit être l’horreur totale, mais cela me stimule d’aller le tenter. A voir.
Demain vous quittez le Père-Lachaise pour le retour à la campagne et donc ?
Et bien je vais travailler le deuxième de Proko pour voir à quoi la partition ressemble, défricher tout ça, puis continuer à composer, me balader comme tout le monde et attendre le retour des festivals…pour me remettre au piano…
Bon courage alors et à très vite pour un nouveau plaisir à vous écouter.
Pour connaître sa vie son œuvre : jeanbaptistedoulcet.com
Quintette avec piano Violon I : Raphaël Natorp, Violon II : Jules Dussap, Alto : Jean-Baptiste Aguessy, Violoncelle : Noé Natorp, Piano : Jean-Baptiste Doulcet