Fils de l’artiste Charles Matton – L’Italien des Roses, Spermula, Rembrandt, les peintures et les boîtes – et de l’écrivaine Sylvie Matton – Srebrenica, un génocide annoncé, Moi, la putain de Rembrandt, L’Éconduite -, frère du dramaturge Léonard Matton – HPNS, marché pirate sur le Darknet -, Jules Matton est pianiste, il apprend les secrets de l’harmonie et de l’orchestration avec Stéphane Delplace et Guillaume Connesson, la philosophie à l’Institut Catholique, il entre en composition à la Juilliard School, où il étudie avec John Corigliano. Après ses études, il se produit dans de prestigieux festivals et compose pour de grandes formations, puis pour le cinéma, le théâtre… Il écrit un opéra ! Il reçoit de nombreux prix et la musique ne lui suffisant pas, il publie un livre chez Léo Scheer : Gaspard, roman picaresque lunaire, mi-angoissé mi-comique, sorte de Feu follet des années 2020, romantique, naïf, noir et lumineux. Je l’ai rencontré au hasard d’un concert de musique contemporaine, musique qu’il trouvait insipide. Étonné par la liberté de son ton et ne connaissant rien de lui hormis son passif paternel, je lui ai proposé de faire un entretien. Après être allé écouter sa musique et glané quelques informations sur son parcours, il est venu chez moi.
Bon… Ceci est une interview, tout ce que vous direz, etc, etc.
J’espère que vous allez me poser des questions intéressantes. Quelles sont vos influences ?, tout ça, on s’en fout, on est d’accord ?
Internet répondra à ce genre de questions. Vous avez tout juste 35 ans et avant de commencer cet entretien, vous m’avez dit que vous ne savez toujours pas où vous habitez !
Oui. Depuis que j’ai déménagé de l’appartement familial, en 2010, j’ai dû faire douze ou treize appartements. En ce moment, je ne sais pas bien où je suis.
Est-ce que cela vous pose des problèmes pour créer, vivre complètement ce que vous aimez ?
Pour ma musique, non, mais pour la stabilité intérieure, oui, c’est très problématique.
Le petit appareil enregistreur posé devant lui pose problème.
Vous ne pouvez pas le poser ? Je n’arrive pas à l’oublier si vous le tenez de cette manière !
Après moultes essais de positionnements…
Seriez-vous angoissé par cette interview ?
Non, non, ça va.….attendez je vais vous faire une proposition…
Il le met d’une certaine manière qui lui convient !
Voilà, comme ça, c’est bon… (rires)
Votre attitude m’interpelle. En fin de compte, vous êtes un grand timide.
Oui, j’ai un grand manque de confiance en moi !
Est-ce compliqué à vivre ?
Oui, c’est très douloureux.
Êtes-vous sincère, là ? Vous vous réfugiez où, alors ?…Dans la lecture, dans les femmes ?
Dans la lecture, dans les femmes oui, enfin dans une femme maintenant, puis dans toutes les distractions et les addictions que je tâche de diminuer.
Quelles sont vos distractions ou addictions préférées ?
Les échecs. Avant il y avait l’alcool et la pornographie, mais j’ai tout arrêté… Vous couperez ça au montage, n’est-ce pas ?
Beihn non, la pornographie, c’est un sujet intéressant.
Très ! Ma génération est sans doute la dernière à avoir plus ou moins échappé à ça, à avoir été préservée. Aujourd’hui, les gamins de dix-douze ans, déjà. Enfin bref…
Vous, vous êtes plutôt la génération des jeux-vidéo.
Mes parents nous ont préservé de ça aussi. On n’avait pas de console à la maison.
Savez-vous que la musique des jeux vidéo est en plein essor, elle remplit les salles de concert, il y a énormément de compositeurs qui écrivent pour ce média. Hans Zimmer par exemple. Il y a des choses assez étonnantes car il y a beaucoup de liberté.
Oui, sans doute. Je connais mal.
Mon fils joue sur les plateformes en mettant du Donizetti en fond musical.
Tiens, Donizetti… Il parait que je lui ressemble physiquement.
Si vous faites une carrière à la Donizetti ce serait pas mal.
Je ne suis pas fanatique de sa musique.
Moi, ce sont les opéras contemporains qui m’ennuient.
Moi aussi dans l’ensemble, mais il y a de belles choses, notamment chez Adams, Corigliano…
Vous avez composé un opéra…
Oui, j’ai fait un opéra de chambre avec chœur d’enfants. C’est pas mal, ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux mais ça a été rejoué il y a quelques mois, et ça tient le coup.
La voix, cela vous intéresse ?
Oui, beaucoup, mais c’est surtout que j’ai beaucoup de demandes en ce sens. Après, si je n’avais que des commandes pour quatuors à cordes, ça m’irait aussi.
Vous n’écrivez que sur commande ?
Oui.
Écrivez-vous rapidement ?
Globalement, oui.
Est-ce une erreur de jeunesse d’avoir fait de la philo ?
Non, pas du tout. J’aurais dû continuer d’ailleurs, je devrais être prof de philo à l’heure qu’il est ! (rires)
Plus rentable financièrement ?
À votre avis ?
La situation des compositeurs est un vrai problème aujourd’hui ?
Moi, je suis assez bien loti, mais tant de mes collègues, surtout de ma génération, des gens très talentueux, sont assez désespérés. Il n’y a plus d’économie de la création, enfin si peu.
Y en a-t-il jamais eu une ?
Bah encore dans les années 70-80, il y avait une vraie politique de commande engagée. Qu’on les aime ou pas, il y avait des stars comme Boulez, Stockhausen, Ligeti, avec un vrai public. Cela n’existe plus aujourd’hui. Qui aujourd’hui, en France, fait une véritable carrière avec un vrai public ? Dusapin ?
Il travaille surtout en Allemagne.
Les Allemands sont plus intéressés par la musique contemporaine. En France, les gens savent à peine que ça existe. On va aller dans des choses très négatives si on continue comme ça, je ne sais pas si…
On peut commencer dans du négatif et aller ensuite vers du positif!
Ce que je vois aux concerts de musique contemporaine, en France en tout cas, ce ne sont pas des gens qui se déplacent pour écouter de la musique mais qui viennent soit par snobisme, soit pour écouter un nom, ce qui revient au même. Vous pourrez me dire que c’est pareil pour la musique classique, et même pour la musique populaire. Il n’empêche qu’il y a quelque chose de crépusculaire aujourd’hui dans les concerts de musique contemporaine.
Pourquoi ?
Parce que l’engouement pour la musique même est de plus en plus réduit. À l’inverse, on n’ose plus huer, parce que quelqu’un qui hue, ce n’est pas un opposant mais un réactionnaire, alors que ça n’a rien à voir. Enfin c’est leur système de défense : «on ne m’aime pas, c’est que ma musique leur est incompréhensible ». Alors personne n’ose. Personne n’aime, personne ne déteste. Non mais sérieusement, aujourd’hui, à part vous, qui écoute ce que composent, par exemple, les jeunes compositeurs ?
Un jour j’ai interviewé un jeune compositeur, j’ai osé lui dire que j’aimais mettre sa musique et que je pouvais l’écouter en faisant la cuisine. Il était horrifié, sa musique s’écoute religieusement, assis, tout ouïe !
Il faut pouvoir faire les deux. L’idée selon laquelle la musique doive s’écouter assis est stupide. On peut l’écouter assis, debout, en dansant, et on peut aussi l’écouter en faisant sa cuisine ! Alors, elle est un accompagnement, et pourquoi pas ? J’étais chez un ami pour le déjeuner et il a mis mon disque, on discutait par-dessus et ça fonctionnait. On peut écouter religieusement ma musique mais j’étais très content qu’on l’écoute en fond, qu’elle soit là, qu’elle nous berce. Il m’a aussi dit qu’il l’avait écouté en courant ce matin. Ça m’a ravi.
Il y a des musiques qui demandent beaucoup d’attention.
C’est mauvais signe en général quand on dit ça.
La vôtre coule de source, elle remplit l’espace avec beaucoup de beauté. Vous parliez dans un entretien de laideur et de beauté à propos d’une de vos œuvres. Vous disiez que vous cherchiez la beauté jusque dans la laideur même du son. C’était concernant votre concertino de contrebasse, je crois.
Ce n’est pas très nouveau comme idée mais oui, il y a de la beauté dans ces sons saturés, ces disharmonies. Regardez Scelsi, par exemple.
Avec votre musique, on se sent bien, c’est à la fois nouveau, original et familier. Il y en a tant qui sont vides de sens.
C’est que la question même du sens est évacuée. Comme si la musique, ou l’art en général, était un domaine clos, sans rapport avec le monde et avec la vie. Les gens ont cela ancré dans la tête. Par conséquent, ils ne sont pas choqués qu’une musique n’ait rien d’autre à dire qu’elle-même, et ils applaudissent gentiment ce qu’ils écoutent, sans l’aimer. Exemple la musique de Unsuk Chin, à Radio France, au concert où je vous ai rencontré… J’entendais, à la sortie, des commentaires type « des textures intéressantes », « des rythmes étonnants », « des jolies couleurs », enfin bref des remarques de gens qui essaient de sauver les apparences.
Comment savez-vous qu’ils n’aiment pas la musique de Chin ?
La mollesse des applaudissements. Les regards. Les mains sur le menton. Tous ces signes témoignent d’une relation dépassionnée, purement cérébrale avec l’objet dont il est question, et ce qui est purement cérébral, je ne vous apprends rien, est évacué fissa par le corps. Et pourtant on fait comme s’il y avait là quelque chose de l’ordre d’une communion, d’une véritable sortie de soi. C’est très hypocrite.
Moi qui suis un fan de jazz, je trouve amusant le fait que la musique d’Ornette Coleman par exemple, ou de John Coltrane, choque encore des gens. Ces musiques des années soixante vont bien plus loin dans leur construction ou leur déconstruction que beaucoup d’œuvres d’aujourd’hui qu’on écoute avec tant de respect!
Tant de morgue, vous voulez dire ! L’excès de respect ne témoigne que d’une chose : L’évacuation de la vie, la fossilisation.
L’année dernière c’était les cent ans de la naissance de Xenakis ! Qui écoute aujourd’hui Xenakis ?
Dusapin ?
De cette époque, j’écoute surtout Nono ou Penderecki.
Les premières œuvres de Penderecki sont inaudibles. Nono, il paraît qu’il y a des choses bien. Je connais mal. Ce que je connais m’a semblé quand même très démodé.
Si on vous suit, on pourrait dire comme Carl Philipp Emanuel Bach que la musique de papa est démodée !
Dans deux cent cinquante ans, ça m’étonnerait qu’on joue les œuvres de Nono comme on joue Bach aujourd’hui.
Désolé mais Bach avait disparu jusqu’au dix-neuvième siècle, c’est Mendelssohn qui l’a remis au goût du jour.
Il cheminait souterrainement, même si on ne le jouait plus. Tous les grands classiques et premiers romantiques le connaissaient et l’admiraient. Et il n’a fallu que 79 ans entre la mort de Bach et la recréation par Mendelssohn de la Passion selon Saint Matthieu. Ce qui est assez court comme ellipse. On en a vu de plus grandes dans l’Histoire. En revanche, cela m’étonnerait qu’en 2095, quelqu’un recrée le Marteau sans Maître et que celui-ci devienne une pièce phare du répertoire.
C’est que Boulez est complexe, difficile, quasiment inaccessible.
Il y a plusieurs manières chez Boulez. J’aime bien Sur Incises, par exemple. Puis je suis contre les concepts de musiques faciles, difficiles, accessibles ou inaccessibles, qui sont encore des manières d’éviter le véritable sujet, qui est celui de la bonne et de la mauvaise musique. Qu’elle soit simple ou complexe, en vérité, est secondaire.
Et vous, où vous vous situez-vous ?
J’essaie de faire de la bonne musique, humblement. Elle est parfois simple, et parfois complexe.
Humblement est de trop ! Vous êtes vraiment un intellectuel qui a mal tourné !
Oui, qui a tourné artiste fauché ! (rires)
Fauché, ça c’est le vrai débat ! Le grand problème de la culture aujourd’hui ! Vous êtes jeune, vous voulez vivre de votre art et on vit dans un pays qui s’en fout !
Étant donnée la conjoncture économique générale, qui est assez inquiétante, les orchestres veulent faire du chiffre. C’est normal. Ils savent qu’on ne ramène pas de public avec la musique contemporaine et, en l’état, ils ont raison.
Cette année c’est l’année Ligeti, on n’en parle pas autant que les années Beethoven, Saint-Saëns…
C’est peut-être que Beethoven et Saint-Saëns sont plus actuels que Ligeti, alors ! Ligeti était un très grand maître mais comme beaucoup de ceux de sa génération, il est pris dans tant de complications théoriques, tant d’interdits..
Voilà une musique que j’écoute avec beaucoup de plaisir sans problème. Il y a des choses magnifiques. Et Dutilleux ? Il est joué dans le monde entier et peu en France !
Très sage, Dutilleux…
Mais qui aimez-vous alors ?
Schnittke, ! Pour moi il a une dimension métaphysique supérieure. En prise directe avec le sens, avec l’état de la civilisation, avec les joies et les tourments de la subjectivité moderne. Lutoslawski aussi, dans un autre genre. Voilà des compositeurs libres.
Dutilleux ne l’était-il pas, libre ?
J’admire Dutilleux mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il se cantonnait à un langage trop resserré. Il avait son spectre. Sa première symphonie, il l’avait terminée par un accord parfait, c’était magnifique après toute cette complexité. Eh bien il a fini par modifier cette dernière mesure. Pourquoi ?
Je ne sais pas.
En fait, j’ai le sentiment que toute sa vie il a été terrifié par Boulez.
Boulez l’a beaucoup emmerdé.…
Il n’aurait pas dû céder. Je préfère Olivier Greif. L’avorté, le suicidé Greif. Il est mort avant de s’accomplir véritablement mais sa musique est une leçon pour moi, malgré ses défauts. Vous connaissez ?
Pas vraiment. Alors dans votre Panthéon on trouve Greif. Qui d’autre ?
Vous parliez de jazz. Miles Davis bien sûr… Puis Les Beatles.
La chanson, c’est de la composition du XVIIème siècle, non ?
Permettez-moi de ne pas relever cette provocation et de vous répondre par un détour : l’autre jour, en sortant du concert de Présences, j’ai écouté une chanson des Beatles, je ne sais plus laquelle, une toute bête, toute simple, et je n’ai pas pu m’empêcher de me dire qu’elle écrasait toute la musique qu’on venait d’entendre! (rires) C’est une vraie proposition du cœur, les Beatles. Tant de vraie légèreté… De douce profondeur… Il y a tellement de snobisme dans l’affirmation que la musique savante (qu’a-t-elle de si savant, d’ailleurs, la musique savante ?) est nécessairement supérieure à la musique populaire.
Pourquoi n’écrivez-vous pas des chansons pop ?
J’en fais, cher ami ! Je fais de la pop avec une chanteuse néo-zélandaise depuis quelques mois. On enregistre à Londres en avril.
Alors où allez-vous habiter?
Chez elle et son copain! (rires)
Je trouve cela formidable, ce que vous faites, faire à la fois de la chanson et de la musique contemporaine. Faites-vous de la musique de film aussi ?
Un peu. Récemment, j’ai fait deux musiques du prochain film de Vincent Perez, aux côtés des frères Galperine.
Où vous classe-t-on, Jules ? On joue parfois votre musique aux côtés de celles de Connesson, Beffa, Escaich… On dit parfois de vous que vous êtes un néo-tonal.
Je n’ai jamais bien su ce que cette expression recouvrait. Comme si la tonalité avait un jour disparu du paysage musical et que de courageux néos l’avaient redécouverte. C’est enfantin comme idée.
Avez-vous suivi la conférence de Ducros au Collège de France ?
Oui, c’était un pavé dans la mare intéressant. C’était exagéré, il se trompait sur pleins de points, mais le fait qu’il ait suscité tant de réactions suffit à légitimer sa démarche. Sa démonstration sur une pièce de Schoenberg par exemple, c’était très bien. Il montrait là que dans ce qu’on appelle musique atonale, enfin celle qui se veut « émancipée de la dissonance », comme disait Schoenberg, ce ne sont pas les notes qui importent mais les autres paramètres : la forme, la texture. Ça interroge sur l’importance et la hiérarchie entre les paramètres. Par exemple : peut-on évacuer l’harmonie et, à forsiori, la mélodie sans sortir de l’humain ? De la parole humaine, je veux dire. Je ne parle pas du chaos et du sentiment d’absurde, ça, la grisaille harmonique, et justement dans sa négativité même, en rend merveilleusement compte, mais la parole humaine, puis les sentiments, les combats intérieurs.
En fait, vous êtes un romantique…
À ce compte-là, nous sommes tous romantiques, non ?
Mais Schoenberg.….
Schoenberg, pour moi, est l’un des plus grands gâchis du XXème siècle. Lorsqu’on écoute ses premières œuvres, La Nuit transfigurée par exemple, comment ne pas regretter la direction qu’il a prise ? Sa foi folle dans la nécessité historique du dodécaphonisme a tout gâché.
Et par rapport aux néo-tonaux, comment vous situez-vous ?
Ceux qu’on classe dans cette catégorie sont dans une réaction vis-à-vis de l’avant-garde qui, je crois, est différente de la mienne. Je ne répugne pas, par exemple, à utiliser des techniques avant-gardistes pour servir tel ou tel propos musical.
Dans mon Ode pour soprano et orchestre, il y a des techniques aléatoires. J’utilise par ailleurs des techniques sérielles pour chercher l’acidité, la saturation. Le chaos, enfin un certain chaos, n’est rendable qu’avec certaines techniques développées par l’avant-garde. J’avais une discussion sur le sujet avec Nicolas Bacri, qui regardait la partition de mon Sextuor et qui me disait « ah c’est dommage que tel passage, que j’ai aimé, tu l’aies écrit de cette manière-là ». J’avais fait des petites boîtes avec un réservoir de notes sur lesquelles improviser le plus nerveusement possible. Je lui réponds « Mais qu’est-ce que ça change ? Le résultat sonore est ce qu’il est », et il me dit « Oui mais voyez, l’écrit importe autant que le rendu sonore, sinon c’est de la triche ». Je crois qu’il faut simplifier au maximum la partition pour que les interprètes soient le plus détendus possibles. Si on fait des boîtes et qu’on précise « jouez de telle manière », les interprètes vont beaucoup mieux jouer que si on écrit des rythmes complexes… C’est la différence entre Ligeti et Lutoslawski, par exemple. Ligeti, dans certaines partitions, va écrire des rythmes ultra-complexes qui vont donner, s’ils sont joués à la perfection, un résultat équivalent à celui qu’atteint Lutoslawski avec un système de notation hérité de l’avant-garde mais beaucoup plus simple pour les interprètes.
Il y a des gens qui pensent que la musique d’aujourd’hui, est dans la musique de films. C’est une musique qui est écoutée, qui a un public.
Ce n’est pas faux. On peut dire que c’est le rock, la pop et une certaine electro, aussi.
Aujourd’hui avec Morricone ou Hisaishi vous remplissez les stades avec leurs compositions, qui souvent sont complexes, d’ailleurs !
Dans les années cinquante, Milton Babbitt disait si une musique plaît c’est qu’elle est ratée. C’est évidemment grotesque. La qualité d’une œuvre n’a rien à voir avec son succès, son insuccès, sa simplicité ou sa complexité.
En fait, c’est le ghetto dans lequel s’est enfermée la musique contemporaine qui lui est fatal.
Entre autres.
Dans l’art contemporain, cela ne se passe pas de la même façon ?
Non, parce qu’il y a un vrai marché. Il y a des enjeux économiques, donc de la communication, donc un public, même si celui-ci est globalement composé de snobs et d’incultes. Si la musique contemporaine rapportait autant que l’art contemporain, elle aurait une vitalité très supérieure, et peut-être même qu’elle deviendrait meilleure… Il y aurait sans doute des effets pervers, mais globalement j’ai le sentiment qu’elle gagnerait en nécessité.
Il y a peut-être plus de mécènes aux États-Unis.
Les Américains ont une vraie culture du mécénat. Après, globalement, leurs compositeurs américains sont dans la même condition que nous, avec en plus une pression des politiques identitaires qui, je crois, est très délétère. J’ai un ami juif et homosexuel qui compose de très belles choses et qui m’a dit que depuis la COVID, ça ne suffisait plus ! Il faut désormais être une minorité visible. Ses commandes ont drastiquement chuté, alors que sa musique est toujours aussi bonne. Nous sommes encore un peu préservés en France.
Pour avoir des commandes aux États-Unis, alors il faut se faire couper les couilles ?
No comment.
Vous êtes prudent…
On est si vite cancellé, vous savez.
Où en êtes-vous, psychologiquement ?
En ce moment, je suis assez gai (sans jeux de mots). Je me consacre à la pop et à la littérature et j’en suis heureux.
Alors parlez-moi de ce livre qui vient juste de sortir chez Léo Scheer.
Ha ! C’est une déambulation, une sorte de roman picaresque qui se passe en 2020, à Paris. Le personnage rate son train et il est repoussé vers la ville dans laquelle il entame une errance, ne pouvant pas rentrer chez lui.
Pourquoi ne peut-il pas rentrer chez lui ?
Il a développé une sorte de terreur vis-à-vis de certains objets de son appartement. Par exemple les capitons de son canapé. Il a peur de se faire avaler par eux.
Est-ce autobiographique ?
Aucunement.
Et que lui arrive-t-il, à ce Garpard ?
Il rencontre un tas de gens, Taddéi, Matzneff, Jérôme Rodrigues, Xenia Fedorova, Asselineau, une ex-nonne, un ostéopathe, une fille magnifique dont il tombe amoureux. Dans son errance, il finit par prendre conscience d’un certain nombre de choses, sur lui, mais surtout sur le monde, sur la modernité, sur nos impasses psycho-métaphysiques. Bref, c’est un roman initiatique.
Il rencontre le SDF du coin ?
Oui, aussi ! Il va même le rencontrer quatre fois sur les deux jours que dure le récit.
J’étais sûr que vous alliez mettre un SDF ! (rires)
C’est un cliché, c’est ça que vous voulez dire ?
Sachant que vous n’avez pas de domicile fixe, un SDF avait bien sa place dans votre roman…
Bien vu.
Vous aimez Huysmans. Vous le dites dans l’entretien que vous avez fait avec Sylvain Tesson.
Oui, pas vous ?
Et non, car je ne l’ai pas lu.
Tesson ou Huysmans ?
Huysmans. Je n’ai pas votre culture, vous savez ?
N’importe quoi !
Alors vous êtes décadent, catholique, réac, que peut-on rajouter ?
Décadent je ne sais pas, qu’est-ce que ça veut dire, décadent ? Celui qui constate la décadence est-il décadent ? Catholique, d’accord, réac ? Sceptique vis-à-vis des sirènes de l’époque, d’accord. Patriotard ou droitard, certainement pas. Comme avec la musique, il ne suffit pas de s’opposer à un système, par exemple l’avant-garde ou les idéaux progressistes de la gauche, pour être libre. Encore faut-il ne pas tomber dans les mirages inverses. Trop de gens se construisent par opposition. Ce n’est pas comme cela que l’on devient soi.
Mais vous pensez que nous sommes dans un moment de décadence non?
Oui, ce sont des moments de grands désarrois, de grande douleur, mais aussi de grande espérance et de grande richesse, notamment sur le plan artistique.
Est-ce que la mélancolie aide à écrire ?
La souffrance aide à écrire, oui, car toute l’énergie vitale est canalisée dans le geste artistique. Après, il faut savoir doser : trop de souffrance empêche le geste.
Avez-vous déjà pris des psychotropes pour vous aider à écrire ? Je ne parle pas juste de la fumette….
Jamais, mais j’aimerais prendre des champignons hallucinogènes, ou tenter des choses comme l’Ayahuasca. J’aimerais aller au Pérou.
Il ne faut pas y aller seul.
J’aime bien votre côté protecteur.
Á propos de père, le vôtre vous a-t-il marqué sur le plan artistique ?
Oui énormément, c’était un artiste de À à Z, chaque seconde de sa vie était consacrée à l’art. Il ne compartimentalisait rien : amis, famille, amour, tout était, en quelque sorte, recyclé en œuvre d’art.
Je me suis souvent demandé, connaissant sa vie d’artiste, s’il arrivait à subvenir financièrement à sa famille ? Vous avez le droit de dire joker.
Non, pourquoi joker ? Pour vous répondre, on a toujours vécu dans un bel appartement boulevard Saint Germain, qu’on n’a jamais possédé, avec des parents qui toute mon enfance et adolescence nous ont répété à mon frère et à moi qu’on n’avait plus d’argent et qu’on allait devoir partir. Résultat : ma mère y est toujours, et elle s’occupe de l’œuvre de mon père comme une reine.
Votre frère est metteur en scène. Ça ne doit être pas évident de faire ce métier.
Il est mieux organisé que moi, puis il a une vie de famille. Par ailleurs, il a un talent monstrueux, donc ça se passe bien pour lui.
Je croyais qu’il n’y avait pas de lien entre le talent et le succès ? Vous avez raison : je retire mon donc !
Je peux couper.
De toute façon je relirai, on a dit.
Vous voulez vraiment relire ?
Je préfère.
Alors je vous connais, vous allez tout changer, tout lisser, on va se retrouver chez France Musique ?
Non pas du tout, mais ça ne vous dérange pas j’espère
Les lecteurs sont prévenus ! (rires) Vu le nombre d’entretiens que vous faites, pourquoi avez-vous accepté celui-ci ?
Parce que vous me faites marrer.
Ah ! Vous n’êtes jamais entré dans les institutions ?
Vous savez, j’ai remporté beaucoup de concours de composition en France, j’ai été pas mal joué par des orchestres français. Quelque part, je suis donc un compositeur institutionnel. Mais bon, pour ce que ça veut dire…
Ne voudriez-vous pas écrire là-dessus ?
Sur quoi ?
Sur les institutions, et sur ce que ça veut dire ?
J’ai déjà pris des notes pour. Ce sera le troisième bouquin.
Ah, vous avez déjà fini le deuxième ?
Non, mais il est en chantier.
Et le sujet du troisième sera ?
La décadence des milieux culturels et ce que cette décadence dit de la contemporanéité dans son ensemble !
Est-ce le philosophe qui parle, là ? D’ailleurs, qui sont les philosophes que vous lisez ?
Les Stoïciens, exclusivement.
Cela vous va parfaitement. (rires)
Ah bon pourquoi ?
Accepter le moment tel qu’il se présente, résister émotionnellement au malheur, etc, etc. Que lisez-vous en ce moment ?
Le Journal de Léautaud.
Il n’avait pas sa langue dans sa poche lui non plus.
Ah non. Comparé à aujourd’hui…
On est dans une époque très frileuse, vous ne trouvez pas ?
Et puis il y a presque une sorte de moralité de l’absence de courage : ne dites pas trop ce que vous pensez et ce que vous êtes si vous voulez avancer, vous faire votre réseau, réussir. Résultat : à force de dire aux gens qu’ils n’ont pas besoin, voire qu’il est dangereux, de développer une véritable subjectivité avec un goût vraiment personnel, ce à quoi on assiste, c’est à l’émergence d’un conformisme affreux dont nous souffrons tous, et ce à toutes les strates de la société.
C’est l’ère du fast food !
Oui oui, c’est le venez comme vous êtes de McDonald’s ! Il y a là un glissement proprement diabolique depuis l’incitation à l’être-soi chrétien ou grec.
Si vous aimez la pop, je vous recommande Franck Zappa.
Je ne vois pas le rapport avec ce qu’on dit.
Et bien tout son discours contre cette uniformisation de la culture, le plastic people, le système éducatif, les religions, la censure. Il est le défenseur de la liberté d’expression. Il est comme vous très observateur de ses contemporains.
Je connais mal, et je sais que c’est un tort.
Vous écouterez ?
Promis.
Bon, on a parlé de votre père, parlons à présent de votre mère. Elle est écrivaine, autrice, auteure, comment doit-on dire ?
Elle se dit autrice.
Très bien. Après tout, on dit bien actrice, sculptrice. Donc elle écrit.
Voilà, et elle s’occupe de faire mieux connaître et de valoriser l’œuvre de mon père, d’organiser des expositions. Elle fait un travail colossal. Elle écrit en ce moment une série, puis un livre. Je l’admire beaucoup. Ça été longtemps difficile mais après la thérapie de famille que nous avons faite, ça va beaucoup mieux…
J’avoue n’avoir rien lu d’elle.
Elle a écrit un livre admirable sur la dernière femme de Rembrandt qui a été excommuniée parce qu’elle vivait avec Rembrandt hors mariage. Très beau livre, je vous le conseille pour commencer. Elle a aussi écrit un livre sur son enfance, que je n’ai pas lu, mais paraît-il très beau. C’est compliqué de lire ses parents, vous ne trouvez pas ?
Sans doute. Bon, dernières questions. Êtes-vous un parisien de Paris ?
J’ai vécu trois ans aux États-Unis mais essentiellement, oui, j’ai vécu à Paris.
Où viviez-vous à New York ?
J’ai été dans plusieurs endroits. J’ai d’abord été à Juilliard dans les dortoirs, puis à Brooklyn, puis dans l’Upper East Side dans l’appartement d’une dame richissime qui possédait un immeuble entier, avec une grande collection de peinture, Turner, Picasso, Modigliani. J’ai fini par être viré car je ramenais des filles, ce qui était interdit. Ça collectionne des peintres géniaux, si libres, et ça fait preuve d’un puritanisme si étriqué… C’est ça, aussi, les États-Unis.
Pourquoi n’êtes-vous pas resté là-bas, d’ailleurs ?
J’ai été heureux trois ans, ça suffisait. Je suis quand même très parisien.
Vous aimez l’odeur du goudron !
Paris se carte-postalise de plus en plus et devient la caricature d’elle-même,
Vôtre Paris, c’est quand même entre l’église Saint Germain et l’Assemblée Nationale non ?
Non, plutôt entre l’église Saint Germain et la Mosquée de Paris. Non mais je plaisante, je fais le germanopratin pour vous faire plaisir mais vous avez une fausse image de moi. J’ai longtemps vécu dans le 18ème, dans le 9ème
Le SDF parfait ! Et là nous sommes dans le 13ème !
Oui, j’aime bien, d’ailleurs.
Il y a un lit en plus, vous pouvez toujours venir dormir ici.
Trop aimable.
Voulez-vous un autre café ?
La lumière de la pièce est en train de baisser.
Vous ne voulez pas qu’on allume, plutôt ?
Vous avez envie de mieux me voir ?
Quand la lumière baisse comme ça, je deviens mélancolique.
J’allume une lampe qui l’éclaire fortement.
Ah parfait !
Que la lumière soit. Vous êtes catholique, donc… Alors comme disait un célèbre journaliste à la raaadio françaissse… Et Dieu dans tout ça ?
Eh bien ?
Vous y croyez ?
Je crois surtout avec Simon Weil en l’anthropologie chrétienne, c’est-à-dire que je crois que les textes chrétiens disent la vérité de la condition humaine.
Et les autres religions ?
De manière générale, toutes les religions, enfin en tout cas les trois monothéismes et le bouddhisme, partagent certains troncs théoriques qui pour moi sont plus forts, plus véridiques, plus intelligents que beaucoup des lubies de la modernité. Si on parle de christianisme, celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre, ce genre de choses, c’est foudroyant. Aime ton ennemi comme toi-même… Un monde s’ouvre. Ce sont là des paroles de vérité, qui repoussent la haine et le mal… Considère ton ennemi qui a son histoire, essaie de comprendre pourquoi il est ton ennemi et pourquoi tu dois lui pardonner, c’est d’une puissance de vérité extraordinaire. Ça désaveugle. La dissolution de l’ennemi opérée par le Christ est l’un des moments les plus puissants de l’Histoire. Peut-être le plus puissant, d’ailleurs.
Pourquoi parlez-vous d’ennemi ?
Parce que le catholicisme est un pied-de-nez à l’esprit de l’œil pour œil, dent pour dent . Dans le catholicisme il n’y a plus d’ennemi. Ne réplique pas le mal par le mal… C’est merveilleux, vous ne trouvez pas ?
Alors vous allez écrire une Cantate, un Requiem ?
Pourquoi pas ?
Quand nous nous sommes rencontrés, nous avons parlé de Machaut, de sa Messe de Notre-Dame.….. Y-a-t-il un espace pour la musique religieuse aujourd’hui ?
Moi, j’aimerais carrément écrire de la musique pour les cathos, mais ils n’ont aucun goût. J’étais à une messe l’autre jour, vous savez l’une de ces messes charismatiques avec des chants de colonies de vacances. C’était affreux. Donc il faut voir le contexte.
Bon allez, après tout ce que vous venez de dire, je vous donne quand même l’absolution…
Merci, mon père !
On a continué à parler sur ce même ton de jazz, de musique de films et puis… À bientôt Jules