Acteur dans son enfance, Karol Beffa entre à 14 ans au CNSMDP, il y reçoit huit premiers prix. Licencié en philosophie, en histoire, titulaire d’une maîtrise d’anglais, il est normalien, maître de conférence à l’ENS en musicologie, et a été titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France (2012-2013). Pianiste, compositeur, il est, en 2013, récompensé aux Victoires de la musique classique. Il nous a reçu dans son bureau à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm.
Au regard de votre parcours extrêmement large et riche, comment vous définissez-vous en définitive?
Je suis compositeur. Je pourrais dire aussi musicien, qui est un terme d’acception plus large. Je me produis comme pianiste et je compose.
Pour vous, toutes ces études avaient-elles comme aboutissement de devenir musicien ?
Il n’est pas nécessaire de faire toutes ces études extra-musicales pour être musicien. Si je ne les avais pas faites, je composerais sans doute de la même façon. On va dire que c’était pour me cultiver.
C’est se cultiver de manière impressionnante quand même !
Peut-être, mais je soutiens que le rapport avec la musique est faible.
A quel âge avez-vous commencé à composer ?
A peu près dès que j’ai su poser mes mains sur le clavier, vers six ans. J’ai le souvenir d’une petite pièce pour piano dans un style vaguement bartokien que j’ai appelée Danse des cartes, avec un petit « c » (il y avait un petit clin d’œil à l’intervalle de quarte qui était très présent dans la pièce). J’ai été formé en harmonie très tôt, vers neuf ans, avec mon premier professeur de piano, Marthe Nalet, élève de Nadia Boulanger, et ce jusqu’à 14 ans, à mon entrée au Conservatoire de Paris. J’écrivais souvent des petites pièces qui étaient en général des pastiches.
D’où vous est venu ce goût de faire à la manière de Bartók ?
Lorsque j’ai joué, à huit ans, dans le téléfilm Mozart, mis en scène par Marcel Bluwal, une partie du tournage avait lieu à Budapest. C’était une coproduction Autriche – Hongrie – Italie – France. La Hongrie était encore derrière le rideau de fer, un pays pas cher… Nous avons pu y acheter, ma famille et moi, une grande quantité de partitions, notamment de Bartók, que j’ai commencé à déchiffrer à mon retour en France. Cela a pu m’inspirer.
Mis à part Bartók, quels sont les compositeurs qui vous ont marqué ?
Stravinsky, celui de la période russe. Berg, sans doute. Ravel, certainement. Dutilleux, Ligeti…
Vu vos origines, avez-vous une affinité avec les compositeurs polonais modernes ou contemporains?
J’adore la musique de Karol Szymanowski mort en 1937. Je pense que c’est un compositeur parfait, le Ravel polonais. J’ai beaucoup écouté Penderecki et Górecki. Après des débuts avant-gardistes, tous les deux ont progressivement réintroduit du matériel tonal dans leur musique. J’aime aussi énormément la musique de Lutoslawski, peut-être le plus fidèle à l’esprit de Szymanowski.
Votre musique est une musique très tonale?
Cela dépend des pièces. Mais on peut dire que oui, globalement, c’est une musique tonale au sens large, et parfois même au sens restreint.
Que veut dire, aujourd’hui, être compositeur de 41 ans ? Les querelles esthétiques sont derrière vous, non ?
Détrompez-vous, elles sont toujours là. Ce n’est d’ailleurs pas très surprenant : contrairement à la politique, par exemple, l’esthétique, jalouse de son autonomie, ne suit que très partiellement l’actualité, les vogues. Les querelles esthétiques ne dépendent pas des modes, elles reposent sur des enjeux plus profonds. Par ailleurs, quand la politique se mêle d’esthétique, les décideurs n’étant pas le plus souvent des experts artistiques, ils donnent le monopole à une faction qui a pu être à la mode à une époque et qui s’approprie dès lors l’ensemble des moyens, devenant la seule à bénéficier de la faveur étatique. Ainsi, l’école boulézienne est toujours bien en place, le partage des subventions n’est pas à l’ordre du jour. L’IRCAM est là, c’est une institution qui coûte cher aux contribuables, pour une musique que personne n’écoute. Pour revenir à ma musique, elle est beaucoup jouée en France, mais je n’ai jamais bénéficié d’une seule commande d’État. Ma musique n’a pas l’air de plaire aux « experts » des commissions qui attribuent les aides…
Cette interview est faite dans le cadre des relations entre musique et cinéma. Si je vous pose ces questions sur votre parcours de compositeur de musique de répertoire, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a pratiquement pas de collaboration entre ce type de compositeurs et les réalisateurs. Quel est votre avis sur ce sujet ?
D’abord, je voudrais faire remarquer que l’on a tendance à fétichiser la notion de musique originale. Or, je pense qu’on peut faire un excellent film avec des musiques préexistantes, comme Kubrick l’a montré. On peut, en piochant dans le répertoire et avec un bon montage et un bon mixage, avoir une excellente bande son. Ensuite, il faut se demander pourquoi il y a un tel hiatus entre compositeurs de musique de concert et compositeurs de musique de film. Je pense que c’est lié, pour paraphraser Marx, à une « baisse tendancielle » de l’intensité expressive des musiques de film. Les musiques de film me semblent globalement plus mauvaises aujourd’hui qu’il y a quarante ans. C’est le résultat d’un cercle vicieux. Les réalisateurs — et parfois, pire, les producteurs — pensent que les attentes du public sont pour des musiques très easy listening. Donc ils proposent effectivement des musiques très faciles d’accès. D’où ce cercle vicieux : offrir ce que l’on suppose être la musique que veut entendre le public, au point que celui-ci n’imagine plus autre chose que la musique qu’on lui offre. La généralisation des techniques informatiques et électroniques fait que, désormais, les réalisateurs demandent presque systématiquement une maquette aux compositeurs et ne veulent plus prendre le risque de découvrir une musique le jour de l’enregistrement. La musique va avoir tendance à être une parfaite paraphrase des images, et l’on va chercher à obtenir une synchronisation au plus près entre musique et image, selon des critères qui sont parfois hasardeux. Or, la magie d’une adéquation entre musique et image tient bien souvent à des choses extrêmement ténues, voire quasi arbitraires. Il ne faut pas chercher nécessairement une synchronisation à la mickey mousing illusoire. Il est très rare aujourd’hui qu’un compositeur anticipe, par la musique, le passage d’une scène à une autre. Ou, au contraire, fasse déborder la fin de sa musique sur une scène à venir. On s’imagine que la musique doit commencer quand la scène commence et se terminer quand la scène se termine. Absence de risque, utilisation des machines – tout cela contribue à une forte baisse de la qualité des musiques de films. Si l’on ajoute que de nombreux compositeurs de cette musique ont un artisanat extrêmement faible, on comprend que le monde de la musique pour le concert et le monde de la musique pour le cinéma soient à ce point séparés l’un de l’autre. J’ajouterais que cet artisanat faible, on le trouve chez les compositeurs de musiques de film mais aussi chez certains compositeurs de musiques contemporaines. Ces compositeurs n’ont souvent aucun métier et ne s’aventurent pas à écrire pour l’image. Ils font parfois illusion quand ils écrivent pour le concert, le public restreint qui les écoute étant un public acquis, habitué des cénacles de musique contemporaine spécialisée… A mon avis, le milieu de la musique de film n’est plus à présent un milieu où c’est le talent qui est récompensé : mieux vaut, semble-t-il, être à l’aise dans les cocktails que posséder un métier solide…
Des compositeurs contemporains de musique de concert comme Phil Glass, Michael Nyman, John Corigliano, Terry Riley, ont écrit pour le cinéma des œuvres intéressantes…
Michael Nyman, bien que personnage modérément sympathique, a écrit des œuvres fort estimables. J’ai eu l’occasion de l’interviewer en 1998 : il m’avait dit que, depuis qu’il n’utilisait plus ses musiques, Greenaway était devenu un mauvais réalisateur… Je crois que c’était en effet une belle trouvaille que de pasticher Purcell pour Meurtre dans un jardin anglais . Mais souvent, les recettes de Nyman sont un peu éculées. Son Concerto pour piano, dans le film de Jane Campion, est franchement laid. N’importe quel bon élève de conservatoire ferait mieux. La Leçon de Piano est un excellent film malgré la musique (et non pas grâce à la musique). Cependant, la musique de Gattaca n’est pas trop mal et celle des premiers Greenaway me semble intéressante. Phil Glass fait partie de ces compositeurs de musique qui sont connus bien au-delà du cercle des amateurs de musique contemporaine. Beaucoup de gens n’écoutent jamais Mozart ou Beethoven mais connaissent Glass. Motorique, sa musique a un effet stimulant quand elle rythme l’image. C’est le cas pour la Trilogie des Qatsi de Godfrey Reggio. Dans un autre genre et de façon plus inattendue, je trouve que sa musique fonctionne très bien avec ce chef d’œuvre qu’est The Hours de Steven Daldry. Pour revenir à la question de la fétichisation de la musique originale, je vais vous citer un exemple où l’utilisation d’une musique préexistante peut être particulièrement réussie. J’ai eu à l’ENS un élève qui, dans le cadre de mon cours sur les « tubes » en musique classique, a fait un exposé sur le mouvement lent d’un des trios de Schubert qu’utilise à foison Kubrick dans Barry Lyndon . J’ai pris le risque de prendre une autre œuvre, l’Elégie de Fauré, en version orchestrale, et de la passer au moment où le trio est mis à l’image : l’épisode du jeu de cartes, des premiers émois amoureux. Cette œuvre marche très bien avec l’image, alors que je l’avais choisie un peu au hasard…
Y a-t-il, à l’inverse, des compositeurs de musique de films qui se sont essayés à la musique de concert ?
Oui, assurément. Mais au préalable, je voudrais préciser quelque chose. S’il y a des compositeurs de musique de concert pour jalouser la notoriété, et parfois le succès matériel, des compositeurs de musique de film, symétriquement – et c’est plus étonnant -, il y a des compositeurs de musique de film qui, eux, jalousent le prestige des compositeurs qui écrivent pour le concert. Ainsi, parmi les compositeurs de musique de films les plus reconnus, beaucoup se sont essayé à composer des œuvres pour le concert. Herrmann, génial compositeur de musique de film, a un peu écrit pour le concert. Il a composé un Quintette pour clarinette qui est en train d’entrer au répertoire. Les concertos pour piano de Nino Rota, dans un style post-Rachmaninov, sont de belles œuvres, mais pas aussi inspirées ou originales que ses compositions pour Fellini. Les œuvres pour le concert de Morricone sont très médiocres, alors que c’est un génie de la musique de film. Même John Williams, immense compositeur, a composé un Concerto pour violon post-Berg, bien fait, mais à mon sens beaucoup moins inspiré que «La Liste de Schindler», musique peut-être plus easy listening. Et pourtant, je suis persuadé qu’écrire ce concerto pour violon lui a donné beaucoup de mal et qu’il rêverait qu’on l’apprécie davantage que son concerto pour «La Liste de Schindler».
Revenons à vous. Vous avez écrit des musiques de film pour quelques fictions et surtout pour des documentaires. Quand on travaille sur ce genre de film, on a peut-être plus de liberté en terme de composition ?
Probablement. Dans un documentaire, la musique est souvent là pour donner davantage de rythme, de liant. Il est dommage que les réalisateurs fassent parfois fausse route en achetant de la musique au mètre, passe-partout.
Vous avez travaillé sur un documentaire sur John Waters réalisé par Éric Dahan ! Là on est dans le domaine du collector !
C’est un bon documentaire (je crois que je n’ai pas déposé la musique à la SACEM, c’est un tort…). Éric Dahan a voulu une musique au deuxième degré par rapport au personnage iconoclaste qu’est John Waters : totalement Saint Sulpicienne, une musique à caractère sacré, un commentaire ironique… Je précise que j’ai écrit ces musiques parce que cela m’amusait et non pas dans un but alimentaire.
Vous faites énormément de musiques improvisées à l’image, vous avez improvisé, entre autres, une musique pour ce chef d’œuvre de Griffith Le Lys Brisé . Comment aborde-t-on ce genre de film ?
On a tout le loisir de faire ce que l’on veut, puisque plus personne de cette époque n’existe encore… Plus de réalisateur pour vous dire ce que vous avez le droit et ce que vous n’avez pas le droit de faire. En outre, la parole est réduite aux intertitres, donc la présence musicale est d’autant plus importante qu’elle est tout à la fois ambiance, parole et musique proprement dite. Lorsque je fais ce genre d’exercice, j’essaie de faire une musique continue, pour donner du liant à un montage qui, sinon, risquerait de paraître un peu abrupt.
Êtes-vous obligé de voir plusieurs fois le film ?
Je connais en général très bien le film. Pour autant, je ne sais pas ce que je vais faire au moment où je pose les mains sur le clavier : je veux me laisser porter par le flux des images. Quand les conditions techniques le permettent, j’improvise dans le noir total.
Et ne risque-t-on pas, alors, de faire une musique pléonasmique ?
Ni plus ni moins que quand on écrit. A vrai dire, peut-être moins, car quand on improvise en direct, on n’est pas contraint par le time code : ce qui importe, c’est que la musique soit efficace et il y a quantité de moyens pour arriver à cet objectif.
Vous êtes toujours seul pour ce genre d’exercice ?
Il m’arrive d’accompagner des films muets avec le pianiste et chef d’orchestre Johan Farjot, lui au Fender Rhodes et moi au piano, nous l’avons fait pour Au Bonheur des Dames de Julien Duvivier. Ou avec le saxophoniste Raphaël Imbert pour Monte là-dessus , avec Harold Lloyd, réalisé par de Fred C. Newmeyer et Sam Taylor. Mais en général je suis seul. Pour moi, improviser, c’est composer dans l’instant. Pour cela, je peux m’inspirer du jazz comme de toute la musique classique.
Vous avez dernièrement accompagné en musique Les Misérables d’Henri Fescourt, une œuvre restaurée grâce à la cinémathèque de Toulouse et la fondation Jérôme Seydoux-Pathé. Le film dure six heures et a été projeté au Grand Théâtre de Toulouse. Comment se prépare-t-on à une composition, dans l’instant, d’une telle ampleur tant au niveau physique qu’intellectuel ?
J’ai vu le film une fois intégralement et une fois en accéléré. L’histoire des Misérables, je la connaissais parfaitement pour avoir lu et relu le roman depuis l’enfance. Mais d’une certaine façon, la préparation, c’est les trente ans d’improvisation musicale que j’ai derrière moi !
Faites-vous des concerts d’improvisation ?
Oui, mais en général le public me fait improviser sur des thèmes qu’il choisit lui-même. Ces thèmes peuvent être littéraires, musicaux, picturaux. Par exemple, pour vous citer les plus stimulants : « Tristan », « Don Juan et Carmen », « 30% de touches blanches », « Une rencontre entre Bach et Ravel », etc..
Vous écrivez beaucoup pour le concert mais assez peu pour le cinéma…
J’ai écrit la musique de quelques long-métrages. Par exemple, j’ai composé pour Mehdi Ben Attia Le Fil , en 2009, et dernièrement Je ne suis pas mort . On s’est très bien entendu, car on a la même conception du rôle de la musique. Mehdi Ben Attia n’est pas dogmatique, à l’inverse de certains réalisateurs. Why Not productions vient de me contacter de la part de Bruno Podalydes qui aimerait utiliser un peu de ma musique pour son prochain film, qui doit s’appeler Comme un avion et sortir au mois de juin.
Et pour le théâtre ?
J’ai fait deux musiques de scène : un intermède pour violon baroque, Supplique, souvent d’ailleurs repris en concert, et une musique pour une adaptation par Jean-Pierre Nortel de Léon Morin Prêtre de Béatrice Beck, pièce qui a été jouée à l’Espace Bernanos.
Que pensez-vous de la musique que l’on extrait du contexte du film et que l’on écoute sur un support numérique ou vinyle ?
Je ne suis pas contre a priori. Lorsqu’elle est composée pour l’image, la musique est souvent d’une densité expressive légèrement moindre que la musique pour le concert, tout simplement parce que si elle avait la même densité expressive, elle courrait le risque d’être trop envahissante par rapport à l’image. Il y a bien sûr de nombreuses exceptions à cette règle. Souvent, sur CD, une musique ne s’écoute pas avec la même attention que si elle est jouée live pour le concert. J’avoue ne pas écouter les BO des films. Je l’ai pourtant fait une fois, récemment, parce que j’avais un élève qui devait faire un exposé sur Shutter Island , de Scorcese, et je voulais m’en remettre la musique à l’oreille – il y a dans ce film une utilisation très réussie de musiques préexistantes, presque exclusivement contemporaines, du Adams, du Ligeti, du Penderecki…
Et votre avis sur les critiques de musique de film ?
Rares sont les bons critiques de musique de film. Souvent, ils ne rendent pas compte de la part d’arbitraire, de magie qui fait qu’une musique et des images marchent de concert. Ils ont tendance à intellectualiser un processus qui est le plus naturel et spontané du monde. Souvent, ce sont des gens qui viennent du cinéma et ne sont parfois pas très armés pour parler de musique. J’ai travaillé avec un réalisateur, dont je ne citerai pas le nom, qui voulait à tout prix une musique pour piano parce que, me disait-il, en écoutant une pièce pour cordes, il trouvait le violon trop romantique… J’avais beau lui dire que lorsque Bartók écrit pour cordes ce n’est pas toujours très romantique et que, réciproquement, quand Chopin ou Rachmaninov écrivent pour le piano, le résultat est assez romantique ! La question de savoir si une musique sera motorique ou romantique ne tient pas tant au support instrumental (piano, cordes…) mais au tempo, au langage harmonique, et à bien d’autres choses encore.
Que trouvez-vous plus normal : faire de la critique de musique de film dans un journal de musique ou bien dans des revues de cinéma (il est vrai que celles-ci n’en font pas souvent) ?
Dans Positif, il y a eu plusieurs bons dossiers consacrés à la musique de film. Je voudrais rendre hommage à quelqu’un qui écrit très bien sur la musique de film et qui est lui-même compositeur : Michel Chion. Il met le doigt sur des réalités parfois extrêmement complexes, et toujours d’une manière limpide. Sur la question des rapports entre musique et image, il a un point de vue très pragmatique. C’est salutaire.
©DR