Manuel Bleton, compositeur de musique de librairie
De nombreux catalogues de « musique de librairie » (ex musique au mètre) proposent des musiques pour illustrer toutes sortes d’œuvres filmées. C’est un marché très important. Des groupes comme Césame Music Agency, Audio Network, Koka chez Universal, KPM chez EMI proposent des catalogues conséquents de musiques pour l’image. Ces musiques sont classées par genre et par durée. On y trouve des compositeurs très connus ainsi que des orchestres réputés. Aujourd’hui, grâce au progrès des machines, un compositeur peut créer seul un environnement musical de haute qualité. Souvent des réalisateurs de long-métrage emploient ces musiques soit pour leur montage, soit pour compléter leur musique originale, ou encore, par manque de budget, pour s’offrir une musique originale. Ces musiques sont souvent de bon marché.
Qu’est-ce que la musique d’illustration pour l’image ?
C’est de la musique pré-écrite qui est employée principalement pour l’illustration sonore de documentaires, de reportages, d’émissions de télévision, de jingles ou pour des films d’entreprises. On l’appelle encore musique au mètre car elle s’achète à la minute ou à la seconde employée.
Comment cela se passe-t-il à votre niveau de compositeur ?
On nous soumet des thèmes. En général, il y a plusieurs compositeurs qui travaillent sur un album. On propose des maquettes qui sont validées ou pas. Chez Universal ce sont des décisions qui sont prises d’une manière collégiale. Il y a un directeur artistique qui donne la ligne directrice et ensuite les propositions sont écoutées par l’équipe.
Comment êtes-vous entré dans ce milieu de la musique pour l’image ?
Quand j’étais aux Arts Appliqués, où j’ai fait cinq ans d’études, j’ai fait un stage dans un studio de son qui réalisait de la publicité pour les radios. Je rencontrais de nombreux comédiens comme Roger Carel, Valérie Lemercier, qui venaient faire des voix. Je m’étais fait une bande démo et je l’avais envoyée à Frédéric Lebovitz qui avait créé Koka Média, la première boîte d’illustration musicale en France. Le directeur artistique m’a contacté pour un projet d’album pour enfant. J’étais en dernière année et tous les quinze jours je lui envoyais un ou deux titres. Au bout d’un an il y avait un album. Comme j’avais un petit budget, je l’ai composé avec un piano et des jouets. Cet album a passé la barrière du temps parce que je n’avais pas trop utilisé de synthés ou des sons qui connotent l’époque.
On vous paie pour faire cette musique ou on attend qu’elle soit employée ?
On a des cessions de droits par titre une fois que les morceaux sont validés, enregistrés, produits. Ensuite on touche des droits d’auteur à l’utilisation. On n’est pas payé quand on compose la musique. On n’est payé que lorsqu’elle est validée par l’équipe.
On vous paie les studios ?
Il y a différentes méthodes. Il y a des productions qui sont faites “à la maison” et qui sont masterisées ensuite par la production. Il y a des productions où je ne fais que la maquette qui sera rejouée, et là c’est le producteur qui prend en charge le studio, l’orchestre, etc….
Quelles sortes de formations avez-vous dans votre catalogue ?
Tout ce qui est home production, musique à la maison évidemment. J’ai des enregistrements où les solistes sont enregistrés à la maison, donc en quatuor, en quintette. Pour des productions plus importantes, c’est fait en extérieur. J’ai enregistré avec un orchestre de trente musiciens, et bien sûr cet orchestre était payé par la production.
Quel est votre instrument d’origine ?
Je suis autodidacte : j’ai commencé de manière très empirique avec les machines et ensuite, pour collaborer avec des musiciens, j’ai pris des cours de piano, des cours de solfège. J’ai commencé avec les basiques Atari 520, 1040, avec les petits mac bien classiques et midi. J’ai vu l’évolution qui est assez phénoménale. Aujourd’hui avec peu d’argent et des logiciels bien choisis on peut composer de la musique presque définitive. Ce qui est important après, c’est d’avoir un bon studio et un bon mixeur.
On s’aperçoit que dans les catalogues de musiques pour l’image, on peut trouver des orchestres tels que le LSO ou le Philharmonia Orchestra et des compositions de très bonnes qualités pour des sommes dérisoires. C’est une concurrence avec laquelle les compositeurs de musique originale ne peuvent rivaliser. Qu’en pensez-vous ?
Pour un jeune compositeur il faut avoir un positionnement un peu différent, avoir sa propre identité. Badalamenti joue beaucoup avec des synthés, il n’a pas besoin d’orchestre et ça marche très bien seulement avec des machines. Ensuite ce n’est qu’une question de son : faire que les machines sonnent, c’est ce qu’il y a de plus compliqué. C’est vrai qu’on peut avoir des maquettes de compositeurs tels que Morricone, Trovajoli, Nyman à moindre coût dans les catalogues de musiques pour l’image.
Y a-t-il une évolution dans les compositions de ce qu’on appelait la musique au mètre ?
Aujourd’hui on l’appelle musique de librairie, et la qualité est bien plus exigée. Avant c’étaient des musiques assez répétitives. Aujourd’hui avec les briefs qu’on reçoit ce sont des musiques au millimètre. La composition, le son, les éditeurs sont de plus en plus exigeants. Les programmateurs de télévision sont très pointilleux sur le style et la qualité.
Avoir un jingle choisi pour la télévision c’est bingo, non ?
S’il passe à trois heures du matin sur une chaîne du câble ce n’est pas très intéressant. Si c’est le générique de Champs Elysées, là oui c’est le jackpot.
Vous connaissez des compositeurs qui ont commencé dans ce genre de musique et qui aujourd’hui font des BO pour des longs-métrages ?
Alexandre Desplat je crois. Il était tâcheron chez Canal, il faisait de la musique à la demande. Quand on lui demandait de la musique mariachi, il faisait de la musique mariachi. Jean-Michel Bernard était pianiste pour “l’Oreille en Coin” de Claude Villers. Annie Delfot, qui est une très bonne pianiste, l’a remplacé. Il ne faut pas s’enfermer dedans, c’est une solution de facilité. Travailler avec un réalisateur c’est aussi une belle expérience.
Aujourd’hui vous êtes au jury d’Emergence, comment y êtes-vous arrivé ?
J’ai été lauréat et j’ai eu Jean-Michel Bernard comme parrain. Ensuite il cherchait quelqu’un pour faire le lien entre les compositeurs et Emergence. J’ai tout de suite accepté, ce qui m’a permis de rencontrer Jean-Claude Petit, Bernard Wagner, Bertrand Burgalat, les parrains de cette association. Bientôt Bruno Coulais qui est le parrain de l’édition 2014. Je ne suis qu’un jeune compositeur, j’ai le savoir-faire ; maintenant il faut que je le fasse savoir, il faut y passer plus de temps que pour la composition.
Arrive-t-on à vivre correctement en faisant seulement de la musique de librairie ?
Cela dépend du nombre de titres qu’on a édités. Moi, quand j’ai débuté on m’avait dit qu’avec trois albums on commence à s’en sortir un petit peu ; ça représente soixante, soixante-dix titres qui tournent. Koka avait été racheté par Universal, c’est une bonne vitrine, mais ici il y a plus de monde, c’est question d’image, la même musique sur un label inconnu n’aurait pas le même impact.
Sur internet on trouve des musiques qui coûtent pratiquement rien, est-ce un handicap pour vous ?
Je ne sais pas si cela est une vraie concurrence. Il y a un tel niveau d’exigence aujourd’hui qu’on ne peut pas avoir pour un prix dérisoire une musique de qualité. Je viens de travailler avec l’Orchestre Repetita, des musiciens très pro, on a enregistré dans un bon studio, puis mixé une première fois. Le mixage ne convenant pas, il a été remixé à Los Angeles, masterisé sur place. Je ne connais pas beaucoup de jeunes compositeurs sur internet qui vendent leur musique pour rien et qui ont cette qualité de musique ! Il y a un niveau d’exigence aujourd’hui qui ne permet pas l’amateurisme. On a des productions de l’ordre de cinquante à cent mille euros ! Pour rentabiliser cette somme il faut bien connaître le marché. Ce produit est fait pour les Etats-Unis : ils aiment une certaine manière de composer. Par exemple, ils n’aiment pas le pizz de cordes, il faut mieux les éviter. Alors qu’en Europe c’est un marronnier. Si vous mettez des pizz de cordes dans un documentaire ça marche toujours. Tout dépend du marché, c’est l’avantage des grands labels. Vous pouvez télécharger sur internet, avoir des CD de toutes mes musiques, de toutes les musiques, même recevoir un petit disque dur et ensuite faire les déclarations pour les musiques employées. Ces musiques vieillissent très vite selon le mode de composition.
Quelle musique vous a rapporté le plus ?
L’ouverture du générique début et quelques scènes du film “Mariage” de Valérie Guignabodet avec Jean Dujardin, Miou Miou, Mathilde Seigner. Il y avait un compositeur pour la BO, Fabrice Aboulker. C’est un film qui a fait beaucoup d’entrées et donc j’ai eu pas mal de droits d’auteur. Mes musiques sont souvent utilisées pour la radio, France Musique par exemple, mais je ne connais pas forcément dans quel cadre elles sont utilisées. Je sais que Culture Pub utilisait mes musiques. Il y a des réalisateurs, comme Audiard ou Despléchin qui complètent leur BO avec de la musique de librairie.
Quelles musiques aimez-vous écouter ?
De la musique de film, car c’est une musique très large. Il y a de la variété, du symphonique, du jazz. De Delerue à Miles Davis c’est très large.
Comment êtes-vous venu à cette musique ?
Mon père travaillait dans la Maison de la culture d’Amiens, c’était une grande structure créée par Malraux. J’y allais très souvent, puis vers l’âge de dix ans, j’ai travaillé avec le Revox de mon père à bidouiller les sons, et ensuite avec l’ordinateur je me suis mis à synchroniser les sons.
Votre musique préférée ?
Il Etait Une Fois l’Amérique, de Morricone. C’est une musique lyrique, mélodique, simple et belle : c’est tout ce que j’aime, la simplicité et la beauté !
Et un compositeur français dans un film récent ?
Rob dans Grand Central. J’avais fait un disque avec lui. J’avais un pseudo à l’époque, et lui jouait avec le groupe Phoenix. Il a une réalisatrice, Rebecca Zlotowski, qui le soutient et le pousse à trouver des compositions originales.