Trio Bohème :
Jasmina Kulaglich, piano
Lev Maslovsky, violon
Igor Kiritchenko, violoncelle
30 avril 2019
Piotr Tchaïkovski : Les Saisons op.39
Astor Piazzolla : Les Quatre Saisons de Buenos Aires
A l’occasion de la sortie de leur CD (Calliope 1859), le trio Bohème s’est produit dans la salle de concert du Goethe Institute, au charme allemand, toute en bois, confortable.
Dans tout répertoire de pianiste amateur, une des « Saisons » de Tchaïkovski, la plus facile à jouer, se trouve toujours en bonne place. Elle fera toujours son effet sur l’auditeur encore plus amateur que l’interprète.
Ce sont donc ces douze « Saisons op.39» (ne devrait-on pas dire les mois ?) qu’a interprété le Trio Bohème ; disons plutôt une transcription écrite par Alexander Goedicke, compositeur russe postérieur d’une trentaine d’années à Tchaïkovski.
Question : fallait-il les transcrire ? L’interprétation du Trio Bohème n’est pas mise en cause, elle est parfaite, rigoureuse, mais est-ce du Tchaïkovski ou du Goedicke que nous écoutons? Bien entendu toutes les notes de Tchaïkovski sont là, mais certaines ont été rajoutées par Goedicke ; la mélodie romantique reste intacte, elle va d’un instrument à l’autre, parfois elle reste concentrée sur le violon et le violoncelle avec le piano qui se contente d’un rôle d’accompagnement. Le charme fluide de l’œuvre pour piano est hélas rompu. Là où le thème original coulait comme une source fluide, son évidence ne faillit plus d’un bout à l’autre.
La légèreté de l’œuvre, il faut peut-être la chercher en se livrant à un parallèle avec la littérature. « Les Saisons » est une musique de feuilleton, format chéri à la fin du XIXème siècle. Tchaïkovski les a composées en douze fois, c’était une commande du magazine Le Novelliste. Cette tâche insignifiante, ingrate, son domestique devait lui rappeler qu’il fallait livrer une saison au début de chaque mois ! Comme tous les romantiques, Tchaïkovski puisa son inspiration dans la poésie. Chaque pièce était accompagnée d’une courte épigraphe signée par Pouchkine ou Nekrassov ou Tolstoï. Cette citation était censée instaurer le climat musical du mois à moins que ce ne fût le climat tout court !
C’est l’automne, notre pauvre jardin s’effeuille
Les feuilles jaunes s’envolent dans le vent…
Pouchkine
Il est vrai que la transposition évite la répétition incessante du thème. Le piano continue à le sous tendre sans s’interrompre jusqu’à ce qu’il revienne sur le devant de la scène. Le violon et le violoncelle s’effacent ensuite en l’accompagnant en pizzicato. Il est certain aussi que la transposition de ces « Saisons » verse dans un style de musique qui l’éloigne d’un Tchaïkovski majestueux. Heureusement la distinction affirmée des instrumentistes conserve à cette musique son vrai caractère, celle qui rappelle les airs langoureux entendus à la terrasse des cafés musicaux de Vienne ou au café Florian à Venise, l’authentique musique de salon.
Dans ce lieu de culture germanique le piano est évidemment un piano allemand, un Blüthner, réputé pour sa frappe vigoureuse qui change de la sonorité feutrée des pianos Steinway que proposent la plupart des salles de concert et la pianiste Jasmina Kulaglich s’adapte parfaitement à ces sonorités brillantes sans qu’elles deviennent outrancières. La cohérence du trio est parfaite, le “mixage“ est impeccable et l’écoute ne souffre d’aucun déséquilibre dans la proximité des instruments.
Le violoncelle parfaitement maîtrisé d’Igor Kiritchenko n’étouffe pas par sa puissance slave le violon de Lev Maslovsky qui, avec son élégance, se marie fort bien à l’ensemble en profitant des rayons de soleil envoyés par Tchaïkovski.
Avec ces « Saisons », écrites par l’un des plus grands mélodistes de l’histoire de la musique, que demander de mieux sinon, de passer avec lui le cycle d’une belle année romantique.
En 1965, Astor Piazzolla compose les « Quatre Saisons de Buenos Aires » pour un quintet composé d’un violon, d’un piano, d’une guitare électrique, d’une contrebasse et d’un bandonéon. Il a consacré sa vie au tango et ses « Quatre Saisons » sont un hommage de plus à cette musique qui bat au rythme du cœur de l’Argentine (et au notre !).
Nous avons donc entendu une réduction du quintet écrite pour le trio Bohème par le violoncelliste José Bragato, un des leaders de l’Octeto Buenos Aires, le fameux ensemble créé par Astor Piazzolla.
Le trio commença par l’Hiver (Invierno Porteño), lente mélodie cassée par des accents violents de tango où se reconnaît immédiatement la patte de Piazzolla avec ses ruptures de rythme qui réveillent de la mélancolie la plus sourdement insidieuse.
Puis vint le Printemps (Primavera Porteña) plus scandé, plus ensoleillé, la révolution du printemps n’est pas loin et la maîtrise du trio nous entraîne dans cette danse, car le tango est une danse quasiment binaire qui permet des variations à l’infini pour peu qu’on en respecte la mesure.
La chaleur de l’Eté (Verano Porteño) rappelle avec bonheur celle du fameux Libertango scandé tour à tour par les trois instruments.
C’est vraiment dans ce répertoire atypique que le trio Bohème atteint sa quintessence, chaque instrument joue sa partition avec précision ce qui laisse la porte ouverte à tous les délices de l’interprétation. Le concert se termina dans la délectation par deux bis de la même veine.
Il sera toujours temps de ressusciter le plaisir de cette soirée grâce à leur CD, retransmission fidèle de ce programme.