
Un livre d’Elvira Shahmiri
Editions Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, 383 pages, nombreuses illustrations

Dès les premières pages, Elvira Shahmiri fait voler en éclats le mythe du cinéma comme 7ème art des grandes salles. Nous sommes en 1912 : Pathé lance le Pathé-KOK, un projecteur au format 28 mm. Petite taille, grande ambition : faire entrer le cinéma dans les foyers.
C’est le rêve d’un cinéma démocratique, mais aussi d’un commerce malin, Pathé vend à la fois la machine et les bobines, comme un Apple avant l’heure. Shahmiri, dans un style limpide et rigoureux, rappelle que ce n’est pas un gadget : c’est une stratégie industrielle. Pathé voulait coloniser le regard, faire du cinéma non plus un spectacle rare, mais une habitude, un meuble du quotidien. Le premier chapitre a quelque chose d’un roman d’anticipation : on voit naître le cinéma domestique bien avant la télévision.

Avec sa thèse devenue ce livre elle montre que l’histoire du cinéma ce n’est pas ce qui se passe sur les écrans géants, elle investit aussi les salons, les patronages, les écoles, les villages. Elle analyse une nouvelle cartographie d’un cinéma partout et pour tous. On apprécie la manière dont elle raconte cette histoire dans un style simple et avec beaucoup de rigueur (hé c’est une thèse!). L’ouvrage présente trois grandes familles d’appareils / formats : Le Pathé-KOK (28 mm) : l’un des premiers formats réduits à usage domestique/projection légère, Le Pathé-Baby (9,5 mm) et Le Pathé-Rural (17,5 mm) : destiné à l’exploitation dans des espaces hors des salles urbaines traditionnelles. 1919 : Pathé invente le Pathé-Baby, format 9,5 mm.

Un nom charmant, presque enfantin, pour un dispositif d’une audace folle. Imaginez : une mallette, un projecteur, quelques bobines, et voilà qu’on projette Les Misérables sur le mur du salon bourgeois. Elvira Shahmiri décrit avec précision ces nouveaux publics : professeurs, notables, prêtres, instituteurs, tous ces médiateurs d’images qui deviennent projectionnistes du dimanche.

Le cinéma devient un outil pédagogique, un loisir cultivé. Elle réussit à mêler sociologie, technique et poésie visuelle. On sent qu’elle aime les objets, les catalogues, les fiches techniques. Elle observe comment ces machines ont transformé la relation entre l’image et l’espace privé. Partout et pour tous dit le livre !

Pathé invente alors dans les années 30 le Pathé-Rural, format 17,5 mm, destiné aux campagnes, aux patronages, aux colonies, aux villages où il n’y a pas de salle. Le cinéma devient une mission. Shahmiri raconte avec une tendresse érudite cette circulation : les projections de catéchisme, les actualités agricoles, les films d’éducation populaire. Le cinéma devient service public avant l’État. Le livre dit comment Pathé, sans le savoir, a préparé le terrain à la démocratisation culturelle d’après-guerre. Bon vieillecarne.com aime les coulisses, les comptes d’apothicaire.

Elvira Shahmiri aussi. Elle décortique la mécanique économique : Pathé vend, loue, revend les films en versions abrégées ; recycle les copies ; crée des séries d’images éducatives. Le cinéma se fait produit, le spectateur devient client. Elle a fouillé les archives comme une archéologue. Elle redonne vie aux catalogues Pathé où s’alignent des titres à faire rêver : Charlot boxeur, Les Mystères de Paris, Les Misérables, Napoléon, L’Alsace heureuse, L’Hygiène du corps. Chaque film est résumé, classé, vendu par tranches de 10 mètres. C’est le Netflix du 9,5 mm.. On choisissait un film comme on choisirait une lecture de chevet. En fin de livre Elvira Shahmiri donne la parole aux utilisateurs dans un court chapitre où l’arrivé du son bouleverse tout l’usage du cinéma à la maison. Ce livre en fait n’est pas qu’une histoire de machine mais des usages et c’est là qu’on s’aperçoit de l’ambition immense de Pathé. Le Pathé-Baby préfigurait le smartphone, la projection domestique annonçait le streaming. Ce livre nous invite à repenser le cinéma à l’ère du numérique, où chacun filme et projette dans sa poche. Un siècle plus tard, cette idée de cinéma partout et pour tous a triomphé, mais à quel prix ? Voilà un livre important à lire lentement.










