C’est un caillou. Un grand caillou jeté au milieu de la Méditerranée par un dieu distrait ou colérique. Les Grecs y ont laissé des colonnes, les Arabes des jardins, les Espagnols des églises baroques — et les Siciliens, eux, ont gardé le soleil. Alors on a refait un tour de l’île d’Est en Ouest avec les clichés.
Taormina : le cliché assumé. Les Anglais y ont laissé leur spleen et quelques hôtels victoriens. On mange une granita au citron en regardant la mer : ce n’est plus du tourisme, c’est de la mythologie instantanée. Syracuse. L’eau turquoise, les barques, les façades décrépites. Archimède y avait trouvé son levier. On s’y sent étrangement antique.
Catane, ville volcanique, oui — l’Etna est pris d’assaut par des hordes d’européens, d’asiatiques qui font des selfies eux au centre de la photo, cadrer la lave séchée, pourquoi faire ? – alors Catane ce n’est pas seulement sa montagne, le chaos est ici un art de vivre. Entre deux palazzi décrépis, une pizzeria authentique avec sauce tomate industrielle incluse, affiche un menu traduit en cinq langues.
L’Etna regarde tout cela, d’un air blasé. Noto, la belle baroque. Tout le monde vous dira que c’est un bijou classé à l’UNESCO. Et c’est vrai, si on aime les bijoux en toc vendus à la sortie des églises. On y parle plus anglais qu’italien, et plus d’Instagram que de littérature.
Marsala. Le vin doux, le nom chic. On goûte son nectar en se demandant où sont passés les Siciliens. Peut-être sur le continent, ou juste plus haut, dans leurs collines. La surprise, dans le musée maritime, Honor Frost, écossaise, pionnière de l’archéologie sous-marine a fait revivre un navire qui a fait naufrage lors de la bataille navale des Églades (241 av J.C. ), les 68 rameurs étaient sous cannabis pour faire éclater les navires d’en face avant de se noyer, bof c’était des esclaves. Les navires étaient déjà préfabriqués, chaque pièces avaient un numéro pour l’assemblage, Ikéa existait à l’époque. Il y a aussi une Vénus Callypige qui aurait plu à Brassens.Trapani, la ville aux mille vents et aux deux mille détritus. Le sel s’accroche à tout, même à la mauvaise humeur des locaux. On s’y promène entre les containers pleins. Les bateaux pour les îles Égades partent à l’aube, avec des touristes frais comme des sardines et qui reviendront cramés comme des calamars. Et puis, la capitale, Palermo. Le vacarme des scooters, les klaxons, les marchés arabes. Les oranges, les câpres, les poissons encore frétillants sur des étals couverts de journaux. Ça sent le basilic, le gasoil, le péché. Tout est théâtre ici, même les arrêts de bus.
La Sicile, en fait c’est surtout un grand plateau de cinéma où les figurants ont oublié de ranger après le tournage. Les jeunes femmes étrangères jouent les starlettes devant la cathédrale, le XIIème siècle, elles s’en foutent ! Les poubelles débordent, les chats règnent, les scooters slaloment entre les sacs plastiques et les touristes en short, avalant des spritz. La Sicile est belle, bien sûr, mais belle comme ces femmes fatales qui ont trop vu, trop donné, trop menti. Le décor est splendide, la gestion inexistante. Les poubelles débordent, les routes s’effondrent. Et pourtant, on y reviendra. Parce qu’ici, tout sent la fin du monde, mais en version panoramique. On s’est juré que c’était la dernière fois, qu’on avait assez des îles de caractère et des cartes postales mensongères. Mais on sait très bien qu’on reviendra. Par masochisme, par curiosité, ou juste pour vérifier si les poubelles sont toujours là. (Spoiler : elles le seront.)