PHILHARMONIE DE PARIS
Dimanche 28 avril 2019
Serge Rachmaninoff : Concerto pour piano n°1 & n°2.
« Everytime I hear it, I go to pieces !… It shakes me ! It quakes me ! It makes me feel goose-pimply all over ! » Marilyn Monroe – Seven Year Itch (Billy Wilder)
Dimanche dernier, encore habité des acides étreintes de Bacchus dues à ma soirée merdique de la veille, Stéphane Loison décide de combattre ma barbarie musicale : rendez-vous à la Philharmonie. Au sein de l’œuvre de Jean Nouvel – qui a construit le truc le plus vide au monde : le Musée National du Qatar – s’achève le week-end Rachmaninoff, les splendides écrans géants à LED nous avertissent : Concertos pour piano n°1 & n°2. Va pour !
Après avoir vaincu les escalators, le contrôle de sécurité, la récupération des billets, et autres manigances humaines, nous touchons au but à savoir le bar. Petite coupette de champagne ? Heureusement raison me revient, les bulles ont l’immonde tendance à mettre le dedans au dehors et rien de pire au milieu d’un solo… Va pour rien. Le fil de cette pensée me rappelle qu’un tour aux commodités s’impose, et là, foule ! Foule logique à dire vrai, les prostates sont à sauver vu l’âge moyen.
Désormais prêts, nous pénétrons dans la salle, nous nous installons sur des sièges qui n’ont de siège que le nom : va pour strapontins défonce-cul, la lumière s’affaisse, le bruit se couche et les interprètes naissent. Les musiciens de l’Orchestre de Paris tentent une entrée mais ne trompent personne, voilà des musiciens et non des acteurs ; le chef d’orchestre Stanislav Kochanovsky vient avec simplicité et fermeté ; enfin apparaît le fameux pianiste Nikolaï Lugansky. Arrêtons nous sur cet être. Grand et élancé, russe avec un maintien haut ; il arbore une tenue noire comme un deuil heureux, sa chemise à col mao ne possède que le bouton du cou ouvert : un musicien romantique en apparence, l’apparence disparaitrait si cet ultime bouton se renferme : un fasciste romantique naitrait alors, notre pianiste traverse la scène avec la modestie d’un soliste.
Peu de répit, la musique tonitrue : premier concerto ! C’est orchestral : le programme le dit, ma voisine le dit et je le dis. Puis petit à petit, la musique s’imprègne de mélancolie, de cette force romantique. Le piano au centre et l’orchestre en transparence, avec Lugansky terriblement empoigné avec son instrument : venu pour réciter, pour être parfait – pour être fasciste ? – et avec le chef d’orchestre comme fidèle ami : venu pour assassiner d’un coup de baguette le musicien qui oserait déborder. Puis tout se remballe différemment, orchestral à nouveau mais comme un souffle chaud qui vient exploser lors du finale. Notre soliste part sous les applaudissements : affaire réglée me résonne avec un accent russe. Il me revient alors un souvenir, ce vin bio ingurgité la veille : il m’enivre pour mon plaisir mais me pèse sur la digestion. Va pour l’ivresse !
Nous soufflons le temps de réaccorder le piano et, pour mes tendres voisins, de programmer les sacro-saintes vacances à l’île de Ré, puis apparaît le deuxième pianiste nommé Behzod Abduraimov. Arrêtons-nous sur ce second être. Moyen et normal, russe non fantasmé – il est ouzbek après tout ; il arbore une tenue convenue : un musicien. Notre pianiste passe sur la scène, pose ses mains sur le piano puis ses doigts, puis le bout de ses doigts. Tout se suspend. Pas de répit, à mort le répit : deuxième concerto ! Soudain Abduraimov en transfiguration. Son être s’anime d’une puissance, son corps se délie, il amoncelle les notes en fulgurances, il crache la matière brute dans la douceur d’un souffle, il enfonce les touches comme un barbare devenu danseur étoile. Il se livre lui-même, se sacrifie avec joie. Son corps exulte et expie, il sue, il essuie les touches avec un mouchoir, il sue encore plus ; chaque note, chaque pression de son doigt devient question de vie ou de mort ! Il ne s’arrête pas, il nous lapide de beau, nous achève trois fois pour chaque mouvement, rien ne l’arrête. Il se crucifie lors du finale, et nous voilà abandonné à notre existence… Enfin les applaudissements gueulent une mélodie bien fade, triomphe comme les pleurs de la vierge au pied de la croix. J’ose : ce pianiste vient de me dépuceler de l’orgasme musical. Oui ! Ce deuxième concerto est une essence splendide de la musique romantique, encore plus cette interprétation a résonné comme une quintessence. Il me revient un souvenir, le champagne que je me refusais, ce champagne vient de m’être aspergé par Abduraimov : le dedans est mis au dehors tant mon épiderme s’embaume de romantisme. Va pour le romantisme, viva !
Mes voisins se lèvent, ils discutent : « Oh je n’ai rien compris à ce deuxième pianiste, sa gestuelle est trop floue, bien trop moderne. Le premier était bien plus établi et clair ». Heureux retour à mes congénères pour moi, heureuses vacances à l’île de Ré à eux !