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[ENTRETIEN] : Eric DEMARSAN: J’ai la chance de travailler avec des gens qui aiment la musique

©DR

Dès qu’on parle de ce compositeur à la moustache fournie, on pense aux deux chefs d’œuvres de Jean-Pierre Melville :  L’Armée des Ombres et  Le Cercle Rouge . Mais sa carrière ne s’est pas arrêtée dans les années 70. Avec beaucoup de gentillesse il a accepté de refaire un survol sur son métier de compositeur pour l’image.

Cinquante ans de musique pour l’image ?

Le premier film de ma carrière c’était la série de Cécile Aubry,  Sébastien Parmi les Hommes , 1967 je crois. Donc vous calculez, presque cinquante ans effectivement !

En cinquante ans avez- vous vu des évolutions, des révolutions, au sujet de la composition et des réalisateurs ?

Oui on ne peut pas dire le contraire, mais c’est surtout l’évolution de la technique qui a joué. Je ne suis pas certain que les réalisateurs soient aujourd’hui plus attirés par la musique. Il y en a toujours qui ont des oreilles en plomb !

Est-ce que vous avez dû vous battre pour leur faire comprendre l’importance de votre travail ? A l’époque on ne mettait pas trop de musiques provisoires…

Je ne faisais même pas de maquette. En fait, pour L’Armée des Ombres , je suis allé jouer les thèmes un par un à Melville chez lui, tous les samedi sur son farfisa, et je ne lui ai jamais enregistré quelque chose en avance. Il me disait oui ou non. Je transformais ou pas, mais une fois qu’il avait entendu, je travaillais en direct sur le film.

Il entendait l’orchestration à la finition !

Oui et pendant longtemps on a travaillé ainsi. A tel point qu’il y a des metteurs en scène – et c’est arrivé à Claude Bolling – qui ne reconnaissaient pas ce qu’ils avaient entendu au piano, parce qu’il y avait quarante ou quatre vingt musiciens. J’ai toujours travaillé ainsi. Il n’y a qu’une quinzaine d’années qu’on doit faire des maquettes. C’est aussi plus facile d’en faire grâce aux logiciels. Lorsqu’on ne faisait entendre que du piano seul, le metteur en scène ne pouvait retenir que la mélodie. La mode aujourd’hui ce n’est plus d’écrire des mélodies. Donc on est obligé de montrer une sorte d’ersatz de ce que sera la musique à la fin. Dans une maquette on agrémente, on fait le dessin de ce que sera la peinture à la fin !

Sont-ils plus exigeants lorsqu’ils entendent cet ersatz ?

Non pas trop. J’ai la chance de travailler avec des gens qui aiment la musique, qui sont mélomanes, qui m’entraînent sur des pistes auxquelles je n’avais pas pensé. C’est un rêve de travailler comme cela. Ceux qui n’ont aucune idée et qui vous disent  »je te fais confiance », ce sont les plus dangereux ; il faut faire très attention. J’ai eu une fois cette expérience, avec un réalisateur… « joker »… qui me demandait une musique très rythmique. C’est ce que je lui ai fait, mais si je lui avais fait écouter, L’Armée des Ombres , c’est cette musique qu’il aurait prise. C’était l’inverse de ce qu’il voulait en fait mais il ne le savait pas. J’ai rencontré ce genre de pratique plusieurs fois !

Il vous avait choisi parce qu’il avait entendu L’Armée des Ombres  ?

Sûrement, c’était un grand ami de Melville à l’époque. J’ai des metteurs en scène qui vous disent : c’est ton boulot, vas-y je te fais confiance. Et en définitive la maquette ne leur convient jamais parce qu’ils ont la musique d’un autre film dans la tête. Alors je leur dis que c’est impossible de pasticher une musique et que ça ne marchera pas !

D’avoir travaillé sur un film qui a eu du succès fait que la musique devient célèbre. Est-ce que cela a joué dans votre carrière ?

Pas beaucoup. Pendant très longtemps j’allais chercher les films moi-même, je n’avais pas d’agent, j’allais au charbon voir les réalisateurs avec qui j’avais envie de travailler, j’insistais et c’est comme cela que j’ai fait beaucoup de films. Mocky, par exemple, c’est de cette manière que je l’ai rencontré.

Vous avez fait beaucoup de films avec lui ainsi qu’avec Nicloux…

Oui et dans les séries avec Hervé Hadmar. Avec Nicloux j’ai fait quelques films dont son dernier,  The End . Il est très précis dans ses choix, il vous entraîne quelque part et c’est très intéressant. Hadmar est pareil. Je crois que c’est la cinquième série que je compose pour lui. Il me fait écouter des compositeurs : ça va dans tous les sens, de Morton Feldman à Howard Shore. Il me donne des bases de réflexion et c’est intéressant.

Ils veulent une certaine ambiance mais ce n’est peut-être pas ce que vous leur proposerez ?

J’arrive à bien les connaître et je sais ce qu’ils tournent, les sujets qu’ils abordent. Je viens de faire un film sans argent, pour un metteur en scène qui est un ami. Il m’a fait une proposition de musique et moi je lui ai proposé le contraire. Je lui ai fait deux ou trois maquettes et il a trouvé que j’avais raison. Lui, il voulait une musique pour une comédie et en fait son film est une comédie dramatique qui tourne mal.

Travailler avec Mocky cela doit être spécial. Il a une telle réputation !

Avec Mocky je dis toujours les mêmes choses, il me faisait une liste de commissions ! Deux minutes de tango, une minute trente de chœur religieux, trois minutes de ceci, de cela. Il faisait sa liste au fur et à mesure et à la fin il faisait le total et me disait : « tu as quand même trente minutes de musique, c’est pas mal ! »

Il les plaçait où il voulait ?

Oui, mais on ne peut pas dire que c’était de la musique de film ! Ce n’était pas un travail sur l’image ! Il plaçait ses musiques mais ne les coupait pas cut. Il faisait un vrai travail.

Vous avez quand même fait sept films avec lui dont L’Ibis Rouge qui est une musique étonnante !

Là je me suis marré. Il faut dire qu’avec lui on rigolait beaucoup ! Pour L’Ibis Rouge , je lui ai proposé un orgue de manège parce que cela se passait sur les quais de Loire. Il adore tout ce qui est original ! J’ai écrit la partition et on l’a fait fabriquer sur un carton par Alain Vian, le frère de Boris, puis on est allé chez un collectionneur à Chatou avec des orgues de rue et de manège et on a enregistré la musique! J’avais écrit deux thèmes et Mocky pouvait marier les deux ! C’est unique comme approche musicale. J’ai écrit plein d’autres thèmes pour ce film, des musiques fonctionnelles mais toutes inédites.

Revenons en arrière sur votre vie de compositeur : On raconte que vous êtes autodidacte, mais ce n’est pas très exacte cette légende ?

Non je ne le suis pas. Je n’ai pas fait le conservatoire mais comme j’ai travaillé avec des professeurs de conservatoire, j’ai fait quand même le cursus.

Vous avez assisté deux compositeurs atypiques, Magne et De Roubaix !

Alors de Roubaix, lui était un vrai autodidacte, il jouait d’une pléiade d’instruments.

Comment l’avez-vous connu ?

J’étais assistant de Magne, il avait trois ou quatre assistants en permanence, et celui qui écrivait les choses les plus importantes était Bernard Gérard. J’étais donc en résidence comme on dit aujourd’hui, pendant deux ans. Bernard me dit qu’il a trop de boulot avec Michel pour s’occuper de François de Roubaix qui lui demandait de faire les arrangements, les orchestrations et la direction pour un film. Il me propose de le faire et c’est ainsi que j’ai connu François. Notre collaboration a commencé par  Le Samouraï  ! Ce qui n’était pas mal quand même ! Je remercierai toute ma vie Bernard, même s’il n’est plus de ce monde car j’ai rencontré ainsi Melville !

J’ai, lorsque j’écoute  Le Samouraï , l’impression de ne pas entendre du de Roubaix !

C’est du de Roubaix et j’y ai apporté des choses, mais en même temps on avait une même conception de l’écriture, lui il la jouait, moi je l’écrivais…Un jour j’ai dit à Ennio Morricone « quand même vous m’avez piqué ma marche harmonique », lui qui rigole juste quand il se brûle, j’ai détendu l’atmosphère. Vous savez et je continue, do mineur-si bémol six-la bémol sept majeur-sol-quinte – c’est à moi ça ! Il a compris que je rigolais, mais ça m’a fait cet effet là : quand j’ai entendu  Le Bon, La Brute et Le Truand , j’entendais mes harmoniques. Et avec François c’était un peu ça. On avait ces mêmes descentes. On a fait un travail ensemble qui était très homogène entre nos deux conceptions de l’écriture.

Pourquoi alors c’est vous qui avez continué avec Melville ?

Le sort en a décidé autrement! Pendant l’enregistrement, François donnait des indications. J’avais quand même les jetons parce que le vieux était là, avec ses lunettes. et il a retiré son stetson et il a mis son pouce en l’air pour me féliciter ! Tout s’est passé magnifiquement pour moi et après il m’a dit « Monsieur D’Marsan on se reverra » ! L’année d’après il m’a rappelé pour L’Armée des Ombres 

Et il a bien fait, excusez-moi de vous le dire ! Elle fait partie des grandes musiques de film ! Et Magne alors ?

Oui lui aussi était atypique. Je l’ai connu j’étais gamin, il habitait rue Lepic et j’avais des copains à Montmartre. On était à l’école ensemble, on avait dix huit ans. Michel était drôle, déconneur et je l’ai connu par l’intermédiaire de ses copains. On faisait la foire chez lui, avec lui… J’étais pianiste de bar et j’ai fait toutes les boîtes de Montmartre. Il y avait beaucoup de musiciens qui venaient. En rentrant du service militaire j’ai continué à faire du piano, j’étais pianiste d’édition chez Vogue et j’avais perdu Michel de vue. Un directeur artistique était pote avec lui et il nous a remis ensemble. Quelques temps après Michel m’a invité à dîner à la Maison d’Alsace et m’a dit d’arrêter de faire le pianiste de bar. Il m’a proposé de faire de la musique de film. C’est ainsi que j’ai passé deux ans chez lui. J’ai commencé à faire de la copie. Ensuite il m’a donné des arrangements à faire et chaque fois il vérifiait, il me corrigeait sur des partitions à lui.

C’était à l’époque de quel film ?

Il venait de terminer  Angélique . On était toujours trois ou quatre assistants et dans le dernier étage du château qui était une salle de musique, il y avait une table de ping pong et on était tous les quatre autour de la table à écrire chacun un film. A cette époque Michel faisait deux films par mois, c’était infernal. Il passait derrière nous comme un maître d’école et nous corrigeait. Moi j’étais tout jeune mais il y avait des gens plus âgés. Il y a eu une époque où Jean-Claude Vanier a travaillé pour lui. Bien avant Bernard il y a eu Michel Colombier.

A l’origine vous vouliez composer de la musique de film ?

J’avais surtout envie de faire du symphonique et la majorité des musiques que j’ai composées c’est du symphonique. Dès le départ, même avant de faire du piano, j’écoutais des compositeurs du style Mozart, Vivaldi, Beethoven…j’écoutais énormément le répertoire classique.

Dans votre famille on était amateur de musique ?

Ma grand-mère était peintre, relieuse, et mes parents n’étaient pas du tout dans la musique. On habitait en bas de la rue Lepic et tous les soirs je montais jouer place Montmartre et redescendais la rue.

Vous avez donc accompagné des chanteurs je suppose ?

Oui bien sûr, beaucoup qui chantaient sur la butte et qui n’étaient pas connus. Chez Vogue je faisais aussi tous les arrangements des chanteurs ou des orchestres. Cela m’a préparé à travailler avec Magne, j’avais déjà la technique.

Avez-vous écrit pour vous-même ?

Non ! J’ai très peu écrit. Il faut qu’il y ait une contrainte ! Comme Mozart !

Magne vous a donc ouvert la voie !

J’ai eu beaucoup de chance de l’avoir rencontré et c’est grâce à lui que j’ai pu faire une carrière de compositeur de musique de film ! Mais à cette époque on pouvait compter sur les doigts de la main les compositeurs français de musique de film, une dizaine dont moi ! Aujourd’hui c’est diversifié et beaucoup de gens pensent qu’ils sont capables de faire de la musique de film. Mais leur musique n’est plus du tout la même, ce n’est plus le même travail, ce sont des plages sonores faites à l’ordinateur et c’est ce que veulent les metteurs en scène en France. Lorsqu’on écoute les musiques des séries américaines c’est totalement différent, c’est très bien fait, on a de vraies musiques, même si elles sont écrites au départ sur des logiciels. Moi, j’apprécie ce travail ! Lorsque j’ai commencé les séries avec Hadmar, on avait des budgets qui nous permettaient d’avoir des orchestres, bien sûr des pays de l’Est, car à Paris c’était trop cher. Pour « Signature», qui se passe à la Réunion, j’avais quatre vingt dix musiciens, et puis tout d’un coup les budgets ont baissé et on s’est retrouvé avec un quart des musiciens ! Dans les séries françaises c’est la mode que tout soit électronique, des plages instrumentales, des tenues, des boucles…

Quand Sarde est arrivé sur la marché il a dû prendre pas mal de boulot, non ?

Sarde est très élégant. Je devais faire Les Choses de la Vie , et Sautet que j’avais rencontré, m’a dit : ce n’est pas sûr que tu puisses faire mon film car on me demande de prendre Sarde. C’était son premier film et il a fait ensuite toutes les musiques de Sautet. Un jour, dans une interview, il a eu ce mot délicat : il devait sa carrière avec Sautet à Éric Demarsan qui étant en train d’écrire  Le Cercle Rouge , n’a pas pu écrire Les Choses de la Vie  !

Mais pourquoi Tavernier ne vous a jamais contacté ?

C’est une chose que je ne m’explique pas ! On se connaît bien depuis quarante ans et ça ne s’est jamais fait. Est-ce qu’il n’aime pas ma façon d’écrire ? Pourtant il dit des choses très gentilles sur mes enregistrements, il a fait ses huit heures, il m’a fait appeler par Stéphane Lerouge pour faire la musique additive, je l’ai rencontré plusieurs fois et en définitive il a pris Bruno Coulais…Cela ne me dérange pas beaucoup parce que j’aime ce que fait Bruno et il n’y avait pratiquement pas de musique originale à composer. Son associé Bourboulon m’adore ! Quand j’ai fait  L’Affaire Gordgy de Nicloux, il m’a félicité pour ma musique !

Et votre brève collaboration avec Costa Gavras sur  Section Spéciale  !

C’est un film fort. Pour le coup Costa n’est pas musicien, pas mélomane. Je lui ai proposé plein de trucs et il a choisi des thèmes, mais je n’ai pas eu un rapport étroit sur la construction dramatique et la musique. Humainement c’est quelqu’un avec qui j’ai eu des rapports chaleureux. Ce n’est pas ma musique préférée mais importante par rapport au sujet.

Y’a-t-il une musique que vous aimez particulièrement et dont le film est passé pratiquement inaperçu ?

Oui, c’est le film de Pierre Zucca qui s’appelle  Roberte , un film un peu trop élitiste et qui n’a pas eu une bonne distribution. Les acteurs n’étaient pas bons. C’étaient Pierre Klossowski et sa femme qui jouaient et qui n’étaient pas des comédiens. Pierre m’a laissé faire ce que je voulais. C’est à dire : on a vu le film ensemble et il m’a dit qu’il avait une idée et qu’il aurait mis de la musique de cirque ! J’ai essayé de trouver de la musique de cirque. J’ai trouvé un thème qui tenait du tango et du jazz et je l’ai orchestré comme j’ai voulu et là j’avais un orchestre de douze violoncelles, quatre altos, une percussion et deux saxos de jazz anglais. Tout était écrit sauf les deux saxos. Je leur ai donné des grilles, ils ont écouté une fois la musique et ils pouvaient improviser à leur guise. La partition orchestrale était très écrite, les violoncelles trouvaient que leur partition était injouable, toutes les notes étaient en haut du chevalet, c’était compliqué pour les doigts. Je savais que c’était impossible mais je leur ai demandé de le jouer quand même ; c’est l’effet qui m’intéressait. Il y avait de tout au niveau écriture. L’orchestre anglais a été incroyable. C’était la première fois qu’on leur demandait de jouer une écriture aussi complexe. C’était Harry Rabinowitz qui dirigeait, il était extraordinaire ! Il m’a beaucoup aidé. En écoutant cette musique, je me suis dit que je ne pourrai jamais faire mieux !

Vous êtes donc aussi un amateur de jazz…

J’étais fana de Gil Evans et de ses orchestrations, j’adore le jazz symphonique et j’ai fait des orchestrations pour les gens du Lido ! Il y a les girls et il y a des chanteurs et il fallait faire clinquant, style comédie musicale.

Vous avez aussi fait la musique de la Légende des Sciences 

C’était un projet très intéressant mais le metteur en scène était très spécial ! La seule et unique chose que j’ai appréciée chez lui c’était qu’il me poussait artistiquement. Pour le reste « joker » ! Il m’a fait des tas d’entourloupes. Je viens de récupérer mes droits et je vais pouvoir ressortir le disque que beaucoup de gens demandent.

Et l’actualité !

Je viens de terminer Au delà des Murs , une mini série pour Arte, avec Hervé Hadmar, et je commence l’écriture de la deuxième saison des Témoins , huit épisodes avec peu de temps et très peu d’argent.

L’écriture de ces séries est différente…

Oui parce qu’il faut écrire des vignettes, des thèmes de trois notes, des bouts de plages musicales qui sont des musiques à la mode. Et puis Hervé aime les musiques abstraites. Mais c’est différent de l’écriture de la musique de film.

Racontez-moi pour finir cette anecdote qui fait du bien pour l’ego !

Un jour un professeur de musique du conservatoire de Viry Châtillon m’appelle pour me demander de faire une conférence, puis un concert de quelques unes de mes compositions avec les élèves et enfin de projeter Le Cercle Rouge,  j’accepte et on fait tout cela. Et ce fameux professeur, amoureux de ma musique, me dit « ce qui serait bien c’est que vous ayez une plaque sur le mur du conservatoire ». Et le samedi 24 septembre on a posé une plaque à mon nom sur le mur du jardin de Viry Châtillon : « Jardin Éric Demarsan compositeur » !

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