Musicien de Jazz, compositeur, arrangeur, pour orchestre, Pierre Bertrand vient de faire un deuxième album atypique au sein du groupe Caja Negra, « Joy », chez Cristalrecords. Depuis une dizaine d’années, il écrit de la musique pour l’image et à l’occasion de la sortie du film « Django », nous somme allé le voir chez Just Looking, société de production, de booking et de management qui s’occupe de ses tournées. Bertrand, un musicien très occupé !
Comment va la musique et vous ?
La musique va très bien. J’aimerais en faire beaucoup plus, j’en fait douze heures par jour, ça commence à être bien je pense.
Vous venez tout juste de sortir un album…
Il s’appelle « Joy » et on est en train de le promouvoir sur scène. Et j’ai d’autres projets que je suis en train d’organiser et des arrangements pour des disques multiples et variés et puis un téléfilm …
Pour qui ce téléfilm ?
C’est pour F3. Une histoire de meurtres dans les Landes. Il s’appelle d’ailleurs « Meurtres dans les Landes » de Jean-Marc Terra.
Comment vous a-t-il choisi ?
Par l’intermédiaire d’Eric Debègue de Cristal Groupe. Il est mon éditeur qui produit des CD de musique de film entre autres et qui sert aussi comme agent [voir son entretien en octobre 2013]. Il aide à financer les BO.
Alors vous êtes un jazzman, donc meurtre égal jazz ? Le cliché ?
Alors là je n’ai pas composé du jazz, c’est la musique tout court. Je compose de la musique quel que soit le style ! J’aime beaucoup la musique classique contemporaine française, je la connais très bien et j’en écris.
Musique à thème pour ce téléfilm ?
Je n’avais pas envie de faire une musique « carte postale » des Landes où le film se passe mais de la personnaliser un peu. Il y a des instruments basques qui sont très intéressants comme la txalaparta, un instrument de bûcherons qu’ils tapent avec des gros morceaux de bois sur des rondins. On a aussi un méga xylophone ; cela donne un son très étonnant, et je le mixerai avec des guitares rock et des cordes. C’est une musique assez sombre, acoustique…
Vous avez un orchestre de chambre, un quatuor ?
Pour l’instant les thèmes sont écrits, c’est un téléfilm donc on aura un orchestre de 17 musiciens.
Vous allez jouer dedans ?
J’aime beaucoup ce que faisait Mancini. Comme il était flûtiste, il mettait souvent de la flûte en sol dans ses musiques. J’ai eu l’idée de faire quelque chose avec les flûtes étant moi-même flûtiste, ce qui donne un côté souvent mystérieux.
Vous êtes donc flûtiste et saxophoniste de base
Exact…
Quand on écoute vos arrangements, on sent vos influences, celles des années 70, Henry Mancini, Quincy Jones, Neal Hefti …
Depuis vingt ans je suis professeur de jazz au Conservatoire de Paris rue de Madrid, et depuis trois ans au CNSMDP. Là ce sont des cours d’analyses du début de la musique française du XXème, et de Bartók, Stravinsky aussi. Je l’explique pour des étudiants qui sont en classe de jazz, c’est le classique expliqué aux jazzmen pour qu’ils apprennent l’orchestration. Le jazz agglutine le classique. Le contraire n’a jamais donné de grandes oeuvres. Ce qu’a écrit Darius Milhaud n’est pas concluant et, malgré tout son talent, Ravel avec son « Blues » est loin d’avoir composé un blues. On m’engage pour écrire de la musique de film parce que j’ai une grande connaissance de l’orchestration, de l’arrangement pour des grandes formations, que cela soit des orchestres classiques ou des big bands ou les deux mélangés.
Vous aviez un big band à une époque ?
Beaucoup de téléfilms, un long métrage « La Grande Vie », un film basé sur le jazz, une comédie type Vladimir Cosma, Mancini, avec un humour très fin, réalisée par Emmanuel Salinger.
Vos téléfilms n’étaient pas toujours à base de jazz si je comprends bien ?
Certains comme celui de Jacques Fansten l’avaient avec un quartet de jazz, style Coltrane, mais comme le film parlait d’une radio amateur des années 80, pour le générique de cette radio, on s’est inspiré du trio de Brahms pour piano. Il fallait faire un arrangement de cette oeuvre pour orchestre. Ensuite j’ai repris des éléments mélodiques que j’ai développés, ce qui est devenu de la composition pure.
Vous considérez-vous quand même comme un jazzman ?
Le musicien dit oui, le compositeur non. A la maison avec mon saxo je joue du Bach. C’est comme faire un footing, prendre soin de sa santé, pour mon entretien musical. Je mets par exemple le « Clavier bien Tempéré » interprété par Gould et je travaille la justesse. Ce pianiste avait une approche très jazz de cette musique. Lorsqu’il joue, il a un tempo, et moi à l’alto, à la flûte ou au soprano je transpose et je travaille ainsi sur sa musique.
Entre le jazz et le cinéma n’y a-t-il pas un hiatus?
Oui il y a le facteur chance. J’ai commencé très jeune, j’avais 20 ans et j’avais pas mal d’années de musique classique, et de musicien de bal. J’avais 13 ans quand j’ai commencé dans les bals. J’avais donc sept ans de métier avec une formation complète. J’écrivais les orchestrations pour les cuivres, le rythme and blues. Tout allait assez vite et puis, à un moment, j’ai rencontré Michel Berger…
Comment l’avez-vous connu ?
Il y a des clichés sur le jazz qui viennent de notre éducation cinématographique. Par exemple, le côté enfumé, avec un détective, un truc un peu sombre qui donne un côté assez sérieux, une musique avec quintette Blue Note. Il y a plein de films où on l’a utilisé ainsi. Un autre cliché, un thème avec un trombone et une contrebasse, vous avez là-aussi une ambiance détective. Mais si vous changez totalement la rythmique, latino par exemple, avec un ou deux picolos, instrument ridicule pour le public, on l’accélère et on a « Soul Bossa Nova » de Quincy Jones, le thème d’ « Austin Power », ce film qui est une parodie de détective. Le jazz marche très bien pour les comédies. Il permet d’amener une musique joyeuse par son côté improvisation. Il y a pas mal de comédies où cette musique marche très bien, « Un Éléphant ça Trompe Énormément », par exemple, avec une superbe rythmique et Pepper Adams, au saxo baryton, c’est magnifique. Il y a de grandes BO de Mancini, de Lalo Schifrin. Alex North, pour « Spartacus », a écrit un des plus beaux thèmes de l’histoire de la musique. On sent que c’est un morceau de jazz adapté pour cordes, on met une batterie et une basse et cela devient un des plus beaux morceaux de jazz. D’ailleurs, Bill Evans, en sortant de la projection, a tout de suite dit ce morceau est pour moi, et en a fait une magnifique version.
Tous ces clichés ont encore la vie dure !
Moi on m’engage seulement pour faire des arrangements, des orchestrations, de musique pas spécialement du jazz.
Lorsque l’on entend le disque de Stan Getz avec les violons, on pourrait l’employer pour n’importe quel film, non?
Effectivement. Après il faut voir ce qu’évoque cette musique. Ce que j’aime dans la musique de film ce n’est pas le style choisi mais de voir ce qui se passe entre la musique et l’image : qu’apporte-t-elle comme informations qui ne seraient pas dans l’image et qui la complète ? Par exemple, Mancini était très fort pour cela, le thème de « Days of Wines and Roses » est devenu un standard de jazz mais lorsque l’on entend la musique du générique, avec des choeurs, du cor, de la flûte en sol et des cordes, c’est extrêmement kitch ! A l’image, cela correspond à un type en train de mourir dans le caniveau dans son vomi avec la bouteille de scotch qui roule. La musique écrite ainsi donne un message totalement différent. On a ici une musique hyper romantique, suave, derrière cette scène atroce. L’effet est terrible.
Dans les musiques à l’image traditionnelles, les vents ne sont pas mis en avant…
On pourrait s’amuser avec les instruments et les clichés : le saxo est souvent associé à la séquence d’amour !
Saxo égal sexe !
Un énorme cliché, le violon seul c’est séquence misérable !
Dans votre parcours de compositeur arrivez-vous à convaincre des réalisateurs, des producteurs, pour que le jazz soit une musique que l’on peut mettre sur n’importe quel sujet ?
Je n’ai pas à convaincre, car si on m’appelle c’est parce qu’on veut du jazz. Mais après il y a des discussions. Par exemple, pour le « Boris Vian » à la télévision, de Philippe Le Guay, pour moi qui connaît bien son histoire de trompettiste, compositeur, producteur et un des premiers critiques de jazz, il n’était pas pensable de ne pas mettre du jazz. Le Guay avait une idée très précise sur la musique et il avait raison. La musique fonctionnelle était du jazz, on l’a écrite avant qu’il tourne. Mais pour mettre en valeur Boris Vian, le romancier aussi, il voulait une musique plus classique avec des cordes, il voulait que ce qui se passe dans la tête de Vian ne soit pas que du jazz, mais une musique plus large. Donc j’ai écrit deux types de musique.
Dans « Taxi Driver », on a des morceaux très jazzy et on n’est pas dans un polar et le personnage principal n’est pas un musicien !
Oui bien sûr. « Anatomy of a Murder » est dans le même esprit mais on est dans un polar. Par contre la musique de « Le Dernier Tango à Paris » de Gato Barbieri est une superbe idée, on est dans le jazz latino de Barbieri avec son saxo qui hurle et avec Ron Carter à la basse électrique. Ce que je cherche avant tout c’est utiliser des timbres et des instruments qu’on n’utilise pas beaucoup.
Au départ ne vouliez-vous jouer que du jazz ?
Quand j’avais cinq ans, en 1977, je suis allé à la grande parade du Jazz à Nice. J’ai vu Count Basie, et ensuite, il y avait le groupe du professeur long hair, un pianiste boogie qui faisait un mélange cajun, avec un voix étonnante, et il y avait deux sax ténor avec lui. Quand je les ai entendus je suis devenu hystérique et j’ai dit c’est ça que je veux jouer ! C’est le jazz qui m’a attiré. A la maison j’écoutais des disques de musique classique. Mes parents étaient assez éclectiques dans leurs goûts ; mon père qui travaillait à l’aérospatiale, avait grâce au CE des places bon marché. Et toute la semaine on allait écouter du jazz ! Vers neuf ans j’ai eu un sax et un prof classique. J’ai fait le conservatoire et en même temps, vers 12 ans, j’ai écrit mes premiers arrangements en autodidacte. Avec mes copains on a constitué un groupe, j’ai pris des cours de jazz et d’arrangement au conservatoire. A 16 ans j’avais un quartet et on prospectait dans les bars de Juan, de Nice pour jouer l’été. Donc depuis l’âge de 13 ans j’ai toujours fait de la musique. Mais j’étais aussi passionné de musique classique, c’est ce que j’écoute le plus. Je suis collectionneur de partitions, une sorte de boulimie. L’orchestration est une vraie passion. Le classique, par contre, je ne peux en jouer que chez moi pour travailler. Le jazz c’est ce que je joue sur scène…
Vous gagniez votre vie en tant que jazzman ?
Non, c’est une somme de choses : j’écris de la musique, je suis musicien de studio, je fais des arrangements de cordes et de cuivres pour les chanteurs. Je viens de faire des enregistrements big band plus cordes pour Thomas Boissy. Il y a des commandes de toute sorte…
Et donc « Django » qui est sortie le 26 avril. Parlez-moi de ce que vous avez fait.
Le film est basé sur un épisode mal connue de la vie de Django Reinhardt : entre 42-43, celui-ci refuse d’aller jouer à Berlin, il ne se sent pas concerné par la guerre. Mais petit à petit il va découvrir que les manouches sont déportés et tués. Mon travail sur la musique du film s’est limité à faire des arrangements et du développement thématique. On a reproduit une séance d’enregistrement de Django sur « Mélodie au Crépuscule » avec quelques cordes, un trio, et une chanteuse. Il a fallu que je retrouve le style d’arrangement de l’époque, je l’ai adapté avec trois violons, une clarinette, un sax, une trompette, deux guitares et la basse ; les musiciens qui sont à l’écran. Il y avait les frères Rosenberg aux guitares. Comme je suis professeur au conservatoire à Paris, on a profité pour faire un casting pour la chanteuse parmi mes élèves. Il y avait ce qu’il fallait, il y en a une qui a été prise. Mais finalement Etienne Comar, le réalisateur, a voulu une comédienne ; mais c’est la voix d’une de mes élèves. Dans la séquence de fin, lorsque Django dirige son Requiem à l’orgue, mes élèves et elle se sont retrouvés comme figurants et jouent dans la scène.
Alors pour ce Requiem de fin, avez- vous tout inventé ?
On avait un morceau joué à l’orgue par Django mais on n’en connaissait pas trop l’origine. C’est une oeuvre de 5 minutes. J’ai relevé cette musique, j’ai gardé les meilleurs moments, 35 à 40 secondes d’orgue, tout en respectant quelques « maladresses » d’écriture. Warren Ellis, le compositeur, a écrit une mélodie et moi j’ai fait le lien entre cette messe et le générique. Il y a donc une partie d’orgue originale et j’ai ajouté des cordes et des choeurs. Au début on avait pris le « Lacrymosa » de Mozart pour le découpage, mais on a, en définitif, fait chanter en Sindhi, la langue des manouches.
Et cet été ce sont des concerts avec « Joy » peut-être ?
On commence le 26 mai à Coutances. Puis une création à Rochefort fin septembre. On prépare le nouvel album et là je travaille sur le téléfilm et quelques arrangements dont l’album du bassiste Diego Imbert, un hommage à Charlie Haden.
Bonnes compositions alors !