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[ENTRETIEN] : JEAN-NICOLAS DIATKINE, UN PIANISTE QUI DONNE DU COURAGE

PROLOGUE: C’est en face de la Maison de la Radio et de la Musique que Jean-Nicolas Diatkine m’a reçu dans son appartement. Sur les murs, des tableaux abstraits de Shinsai Hatura, un portrait du pianiste, abstrait lui aussi, peint par Pascal Barat (c’est celui qui est derrière lui sur la photo), dans son bureau des livres sur le Bouddhisme et incroyable mais vrai, un jeu de simulation de vol des plus performants. Dans la pièce principale se tient un piano à queue avec dessus, en vrac, des tas de partitions. Dans un espace plus privé, en recoin, un petit temple bouddhiste. C’est sous le regard bienveillant de Beethoven peint par Joseph Willibrord Mähler (une copie bien sûr) que nous avons conversé amicalement.

ENTRETIEN : Si je vous dis Eric Von Strohein, Fritz Kortner, Pascal Contamine, Ed Harris, Gary Oldman est-ce que ce sont des noms qui vous disent quelque chose ?

Oui bien sûr, Gary Oldman a joué Beethoven !

Mais tous les autres aussi, il y a eu une bonne dizaine de Beethoven au cinéma, Von Stroheim vous vous souvenez dans quel film ?

Pas du tout.

Dans le Napoléon de Sacha Guitry ; mais je ne vous ai pas cité le plus célèbre, Harry Baur dans le film d’Abel Gance.

Je ne prétends pas avoir une connaissance encyclopédique sur Beethoven, c’est plus de l’ordre de l’intime que j’ai avec ce compositeur.

Vous êtes très intime avec lui, je vois là un tableau de son portrait. Ne seriez-vous pas sa réincarnation?

Certainement pas, non.

Comment le savez-vous ?

Parce que je sais que non justement…

Croyez-vous à la réincarnation ?

Ce n’est pas la réincarnation telle qu’on se l’imagine, c’est plutôt ce que Victor Hugo explique, qu’il y a une transmigration, selon l’état de vie dominant. Déjà pour renaître sous forme humaine, il faut avoir un comportement humain ; il y a des comportements humains chez les animaux et bestiaux chez les êtres humains.

Alors vous, quelle est votre filiation ?

En fait on ne s’intéresse pas tellement au passé dans le bouddhisme que je pratique, on s’intéresse au présent pour l’avenir. Quelle cause plante-on maintenant pour le futur…

Beethoven n’est-ce pas le passé ? Une forme de tradition ?

Justement pas, c’est ce que Beethoven me fait, moi en tant qu’être humain entre guillemet « moderne » et ce qui résonne en moi ou pas ; ce n’est pas un retour vers le passé pour retrouver une tradition ; il est quelqu’un qui a été joué d’une certaine façon il y a cent ans et il y a deux cents ans différemment ; je ne pense pas qu’il y ait de vérité ; est-ce qu’il y a une résonnance avec ce qu’on est aujourd’hui ou pas et surtout sans le dénaturer. La question est de ne pas lui faire dire des choses qu’il n’a pas dites. Y’a-t-il une intersection entre ce qu’il a écrit et ce que l’on est maintenant ? Je me souviens de Michel Serres qui disait qu’une œuvre géniale, c’est comme un oignon, lorsqu’ on l’ouvre, il y en a un autre dedans et au fur et à mesure du temps qui passe ce sont tous les oignons qui s’ouvrent, et tant qu’il y a du sens à trouver l’œuvre persiste et d’autres sont abandonnées.

Je ne sais pas combien de versions d’intégrale des sonates, des symphonies, des quatuors, des concertos de Beethoven ont été enregistrées, est-ce à dire que les premières ne sont plus d’actualité, non plus le même sens que celles enregistrées actuellement ?

Je ne pense pas que c’est une question de chronologie. Dans les années trente on avait une vision de la vie, des arts, qui n’a plus rien à voir avec ce que nous vivons aujourd’hui. C’est un peu comme la mode, des mouvements cycliques…

Le principe de la mode c’est qu’elle se démode…Yves Nat a été à la mode, l’est-il encore aujourd’hui ?

Vous avez des gens qui sont un peu en avance sur leur époque et nous découvrons le sens de leur interprétation plus tard. La façon dont on écoute Schnabel aujourd’hui, n’est pas du tout la même que de son propre temps, je pense qu’il a joué avec un regard très décalé par rapport à ce que son époque pouvait comprendre, comme c’est souvent le cas des gens qui ont une vision plus grande que celle de leurs contemporains. Beethoven l’a dit lui-même, certains publics n’aiment pas ce que je viens d’écrire, mais un jour ils finiront bien par l’aimer, il en était conscient ; alors après, la question est de savoir est-ce que cela correspond à une vérité ou juste un phénomène ?…

J’avais lu quelque part, comme l’ont fait les baroqueux, que vous cherchiez, à essayer de retrouver une sorte d’authenticité en interprétant Beethoven ?

 Ce n’est pas de l’authenticité au sens historique, au sens baroque, ce n’est pas tout à fait comme cela, il faudrait que je change de piano ; en lisant ses partitions, on devine que ce n’est pas écrit pour un Steinway moderne, Mozart non plus, il y aura toujours un différentiel d’erreur ; après la question est de savoir comment recréer leurs intentions, ce sont des compositeurs qui ne se limitaient pas qu’à leur instrument, j’en parlais beaucoup avec Narcis Bonet.

Qui était Narcis Bonet ?

C’était mon professeur, un élève de Nadia Boulanger, elle-même élève de Fauré ; sa sœur était compositrice et Nadia était enseignante au conservatoire de Fontainebleau ; Narcis Bonet a été son successeur. Il était un compositeur catalan, très militant, qui a lutté contre Franco, ce qui a influencé sa personnalité.

Avez-vous eu d’autres professeurs ?

Oui, j’ai eu Ruth Neye, qui était une élève d’Arrau en Angleterre. Elle m’a appris les gestes, c’est-à-dire la couleur ; avec les gestes vous faites le phrasé, la couleur, l’intensité.

Quel âge aviez-vous avec elle?

Vingt-cinq ans je crois.

Tard donc.

Cela dépend du point de vue, il y a une maturité dans la vie, si vous rencontrez la personne au mauvais moment, vous n’en profitez pas.

Comment l’avez-vous trouvée ? Tout d’un coup vous vous êtes dit : c’est elle qu’il me faut ?

En fait j’avais eu une expérience un peu douloureuse avec mon tout premier professeur, je suis resté treize ans avec lui entre six et dix-neuf ans, il avait été tout pour moi, il a fallu que j’aille ailleurs.

Comment réagissaient vos parents face au piano ?

Ils ne se sont pas occupés de ma vie musicale..Ils m’ont laissé totalement libre tout en me soutenant.

Que faisaient vos parents ?

Psychanalystes..très connus.

C’est lourd non ?

Je n’ai pas eu l’occasion de comparer, (rires).

Passaient-ils leur temps à analyser votre parole?

Non ce n’est pas sur ce plan-là que ça se passe…

Des Diatkine il y en a quelques-uns sur internet, des parents à vous ?

Anne la journaliste, c’est ma nièce, j’ai un frère plus âgé qui a été président de la société psychanalytique de Paris, un autre frère, Daniel, économiste, doyen de la faculté d’Evry, une sœur ophtalmo. Mon père avait fondé avec Lebovici, l’institut de psychanalyse…

Et vous, vous avez pris les chemins de traverse en allant jouer du piano…

Pas tellement de traverse parce que mon père était très mélomane, la musique faisait partie de ma vie quotidienne, je mettais des disques tout le temps, dès que je jouais aux petites voitures j’écoutais une symphonie de Beethoven, je me faisais des scénarios.

Beethoven était de la musique de film.

Bizarrement tout cela n’était pas très précis, je me rendais compte qu’il y avait une impression, mais pas plus que cela.

Y’avait-il un piano chez vous?

Á l’époque non.

Alors comment tout cela s’est formalisé?

Une de mes jeunes filles au pair était norvégienne et pour se consoler de son éloignement, elle mettait le concerto de Grieg. Un ami de mes parents, metteur en scène et psychanalyste, Jean Gillibert, a dit à mes parents qu’il fallait que je prenne des leçons de piano ; il leur a présenté un professeur, j’avais six ans…

Et vous l’avez gardé pendant treize ans ! Une expérience pas terrible alors…

Pas tant que cela… la première fois que je suis allé le voir, ma mère m’a demandé de lui chanter Don Giovanni ! Á six ans je connaissais des scènes de l’opéra par cœur, le mariage de Maseto et Zerlina, j’étais très impressionné aussi par la fin avec le commandeur…Un jour il m’a fait jouer la sonate de Mozart, la facile, je l’avais jouée en public à neuf ans, mais tout cela était naturel pour moi, j’avais une conscience de rien, j’avais eu un petit succès, ce qui avait effrayé mes parents, un enfant prodige c’était d’office un marginal, ils ont voulu me garder dans une normalité…

Et cette normalité vous a amené où ?

Dans l’anormalité bien sûr ! j’ai passé mon bac, et il était évident que je ne pouvais devenir que musicien ! C’était impossible que je fasse autre chose.

Donc ce professeur, pendant treize ans, vous a fait évoluer dans ce que vous désiriez faire ?

Complétement, c’était un bon pédagogue, un véritable artiste. Un jour, j’étais encore à l’école primaire, il m’a emmené à un concert d’Arrau, au Théâtre de la Ville à Paris. Arrau interpréta la sonate de Liszt ; j’avais l’impression de me retrouver dans un autre univers. Plus tard j’ai appris que ce musicien, pour enseigner sa propre technique, s’était filmé parce qu’il ne savait pas comment il jouait, c’était tellement instinctif ! Il créa une sorte d’école itinérante. Il avait une façon physique de jouer et donc on y adhérait ou pas. Pour ma part, je ne comprenais pas pourquoi tel jour je jouais ainsi et tel autre jour différemment, c’était météorologique, cela me posait beaucoup de problèmes, je pensais qu’il y avait des lois et moi c’était comme la météo, je jouais une sonate de Beethoven selon mon humeur ; y’avait-il une cohérence ou bien c’était du n’importe quoi ?

Quand avez-vous eu la réponse?

Je l’ai eu avec Ruth Neye. Elle m’a suivi pendant quatre ans. Je lui avais dit en commençant que je ne comprenais pas ce que je jouais, cette façon de jouer instinctivement me posait des problèmes, mon premier professeur lui était très dans l’instinct, ce qui marchait bien quand on est enfant mais qui ne fonctionnait plus lorsque l’on était adulte. Je me souviens d’une interprétation d’une ballade de Chopin qui ne me satisfaisait pas et par d’autres pianistes non plus. Dans les premières mesures il y avait comme du vide dans les différentes interprétations. Il y avait un mystère que je ne comprenais pas. Est-ce que Chopin disait faites ce que vous voulez et c’est la météo, soit il y a autre chose ?

On peut passer sa vie à chercher ?

C’est exactement cela. Cette introduction m’échappait. Bonet vint à mon concert à l’École Normale, il trouva ma prestation très moyenne, et me demanda ce que je pensais des huit premières mesures de la ballade que je venais d’interpréter. Je lui ai dit qu’elles me posaient problème, et là il m’expliqua comment elles étaient écrites. Il me donna une clé très simple qui n’est pas la clé de la vérité, il m’a dit d’enlever le si bémol dans l’arpège, cela devenait un arpège en la bémol et donc la note la plus importante c’était ce si bémol, c’est elle qu’il fallait mettre en valeur ! Tout est dans s’accrocher sur la note essentielle.

Vous voulez dire que lorsque l’on prend une partition il faut tout de suite voir la note, le punctum proximum ?

Oui le squelette. Lorsque quelque chose ne me plait pas et je le fais avec mes élèves aussi, c’est que l’on donne trop d’importance à quelque chose qui n’en a pas. Même si vous n’êtes pas inspiré, si vous faites cela, la balade fonctionne.

Les compositeurs sont-ils conscients de cela ?

D’après Narcis plus ou moins.

On trouve cet effet dans la peinture aussi…

Oui, j’aime Vinci parce que la force de ses tableaux c’est l’arrière-plan. L’arrière-plan en musique c’est l’accompagnement. J’ai été accompagnateur aussi.

Vous avez accompagné des chanteurs, là aussi il y a tout un savoir-faire important. Il faut soutenir le chant et aussi ne pas disparaître.

Exactement. Il faut exister, avoir sa propre direction et même diriger sans le dire. Après il y a des egos, des états émotionnels qui ne sont pas les mêmes sur scène. On peut avoir répété et le jour du concert tout ne se passe pas comme prévu, alors il faut trouver une solution, garder la cohérence sans que personne ne le remarque ni même le ou la soliste.

Alors quand vous faites des simulations de vol avec votre jeu, n’êtes-vous pas en parfaite adéquation avec votre métier de pianiste ?

Tout à fait. Il y a beaucoup de points communs.

Est-ce que l’on peut s’ennuyer en jouant tout le temps Beethoven ?

Probablement, moi c’est impossible.

Il y a des pianistes qui font au cours de leur carrière plusieurs enregistrements des sonates ou autres compositions et souvent on remarque que les premiers sont souvent les meilleurs. Une sorte de spontanéité existait et qu’ils avaient plus de sens que les suivants, plus élaborés.

Dans mon parcours avec Narcis, je suis passé par une période hyper analytique. Maazel disait, qu’on peut connaître un morceau, comme dans un jardin où l’on connait chaque pierre, sous chaque angle, mais une fois que c’est comme cela, on s’ennuie, et là on a besoin de l’instant présent. Qu’est-ce qui se passe dans ma vie à ce moment-là ? Avec qui je suis ? Dans quelle salle ? Quel piano ? Cela il faut en faire quelque chose, on ne peut pas juste l’écarter et dire non non je suis dans ma bulle ; ce qui m’a donné le déclic, c’est lorsque j’ai entendu Wayne Shorter et Herbie Hancock à l’Olympia en 2015, il se trouve qu’ils sont tous les deux bouddhistes, ils pratiquent le mien… Je me suis intéressé à la manière dont ces deux fabuleux musiciens allaient appliquer un principe de cette religion qui explique que l’instant présent contient les trois phases de la vie, c’est un concentré du temps ; cela m’a toujours intéressé parce qu’en tant que musicien je le sens vraiment ; si je ne suis pas dans l’instant présent au moment où je joue, si j’écoute ce que je viens de faire, je me plante ; si je suis trop en avance je me dis ah voilà cette note qui arrive, je ne suis plus dans l’instant présent, et je me plante aussi. Cela correspond à une loi que j’ai vraiment vérifiée. C’est l’instant présent et ce qui en fait sa force, c’est l’état de décision, ce qui fait que d’un seul coup on devient mettre de son destin ; quel que soit le passé, la décision à l’instant présent est fondamentale. J’écoute donc leur concert et j’ai l’impression d’entendre deux musiciens complétement libres à plus de trois cent soixante degrés et même plus, ils pouvaient se déplacer dans l’espace à chaque instant, comme ils le voulaient, je n’avais jamais entendu cela. Pourtant je me méfie de ce genre d’évidence, style ils sont bouddhistes ils jouent ainsi ; ce n’est pas vrai, la question est de savoir si on sait appliquer les enseignements ou pas, c’est une autre paire de manche, même si vous connaissez le plan de Paris cela ne veut pas dire que vous n’allez jamais vous perdre ; là j’étais curieux et j’ai ressenti dans la réalisation une liberté incroyable, je sais bien que l’improvisation se base sur des structures très sévères, mais là on était dans autre chose, j’aimerai pouvoir faire cela dans le classique.

Depuis combien de temps êtes-vous bouddhiste ?

Trente-six ans,

Et comment cela vous est venu ?

Dans cette école d’Arrau j’ai demandé à un professeur de me donner un moyen pour me concentrer. Il m’a donné le mantra : Nam Myoho Rengué Kyo …Tina Turner en parle dans son film, j’ai donc fait cet exercice et j’ai été très étonné du résultat et cela m’a permis de vivre mes émotions en étant beaucoup plus solide…

Pourquoi n’êtes-vous pas plus connu ?

Je n’en sais rien, c’est de votre faute..

Peut-être n’avez-vous pas fait l’effort au niveau de la communication ?

Oui c’est un peu de ma faute, en fait cela ne m’intéressait pas…

Il y a un moment il faut que cela rapporte et donc faire un effort non ?

Cela me répugnait…

C’est de l’orgueil ?

Pas du tout, lorsque vous êtes dans une famille de gens très connus, vous avez cela à la maison, vous ne le désirez pas. Quand vous mettez Diatkine sur internet c’est connu, donc devenir connu ça n’a pas de sens, j’ai vécu comme ça, c’est le même phénomène des gosses de riches, ils ne désirent pas être riches puisqu’ils le sont déjà ! Il a fallu que je le désire et cela m’a pris beaucoup de temps, cela ne m’a pas perturbé dans mon développement musical, si vous voulez être connu absolument, il faut faire un peu de commerce et cela au détriment de votre art…

On ne vous a jamais entendu dans des concertos.

Je n’ai jamais eu l’occasion de jouer avec orchestre, je n’ai pas fait de conservatoire, mais j’ai beaucoup travaillé les concertos, effectivement cela me manque de ne pas les jouer.

Vous êtes d’origine biélorusse, pourquoi les compositeurs russes sont absents de votre répertoire ? N’auriez-vous pas une âme slave…

Si si, mais peut-être, non (rires),  en fait c’est un problème d’exploration culturelle, j’ai joué beaucoup de lieder avec les chanteurs, il est impossible d’entrer dans le monde de Schubert si on ne connait pas ses lieder, de même pour Brahms et Schumann… Alors pour revenir aux Russes, j’ai joué les préludes de Rachmaninov et comme Scriabine, c’est du piano, immense piano, très beau, mais ce n’est que du piano.

Cela demande aussi beaucoup de technique.

Moins que pour Beethoven, oui il y a beaucoup de doigts dans Rachmaninov…

Comme chez Liszt…

Chez Liszt aussi mais dans ses transcriptions c’est différent. Lorsqu’il fait les transcriptions des symphonies de Beethoven il le fait avec beaucoup de respect, lorsqu’il fait les fantaisies sur les thèmes d’opéras, là il fait du Liszt, à un moment donné, c’est le piano qui prime et on montre ses doigts et ce que l’instrument peut faire et là on aboutit à Rachmaninov, Scriabine, mais chez les romantiques l’instrument à l’époque était très faible et l’imagination très forte, donc il y a un monde caché avec très peu de note et c’est pour cela qu’ils sont difficiles à jouer parce que selon votre conception, ces petites notes ne veulent rien dire du tout soit on rentre dans quelque chose en trois dimensions, et c’est pour cela que ça me fascine.

C’est donner du sens dans quelque chose de très simple, on est dans le domaine de l’abstraction d’où ce qu’il y a sur vos murs et votre autel bouddhiste…

Mais quand vous aviez des gens autour de vous qui lisaient des poèmes, avec une culture immense, on sent très bien qu’il y avait plus de relief et donc il faut aujourd’hui trouver la clé.

Vous aimez donc la poésie.

Beaucoup, c’est vital pour moi, j’ai besoin de cela, je me suis mis à relire des poèmes de Victor Hugo qu’il faut lire à haute voix.

On est dans la symphonie.

Oui, c’est très proche de Beethoven,  je reviens à ce que je vous disais précédemment, chez Beethoven comme chez Hugo c’est avancer quoiqu’il arrive…

Bach chez vous, existe-t-il?

Si si si, mais comme chez lui ce sont des trames très tissées, on pourrait penser qu’il n’y a pas d’espace, qu’il faut juste le dérouler etc etc…Ensuite il y a le problème du piano, ses compositions n’ont pas été faites pour cet instrument, la longueur du son n’est donc pas la même, Bach savait composer pour un instrument, le style est différent selon l’instrument employé, il traite aussi les voix comme des instruments, il n’y a pas de respiration, il y a une force de déroulement qui est immense ; en plus ma culture familiale n’était pas proche de Bach, ma mère n’aimait pas quand j’en jouais, elle trouvait cette musique froide, c’était plutôt moi qui l’interprétais ainsi (rires)

Alors expliquez-moi ce que veut dire pianiste humaniste, c’est vous qui vous intitulez ainsi ?

C’est à cause du bouddhisme. Revenons à Beethoven, il y a quelque chose d’encourageant chez lui parce qu’il a traversé des difficultés énormes, il a écrit des choses pour donner du courage aux autres, même si cela n’est pas volontaire, je pense que cela vient de son enfance où il a été le père de ses frères avec un père déficient et cela a marqué sa personnalité, Romain Roland l’appelle le grand consolateur; je me suis posé la question devant cette cascade d’ego qui est un sujet très important pour moi; chez les artistes il est souvent démesuré, ce qui est nécessaire pour vivre,  mais dans le mot ego il y a aussi égoïsme, la chose qui m’a le plus rebutée dans mon devenir d’artiste c’est : je ne veux pas devenir comme cela ! Je me suis dit qu’il fallait que je devienne pianiste, concentré sur moi quand même parce que je suis seul avec mon instrument, maïs d’avoir toujours à l’esprit cette bienveillance que j’ai trouvé dans le bouddhisme, c’est croire à la capacité de l’autre à s’illuminer, même chez les gens les plus mauvais.

Á s’illuminer ou à l’aider à s’illuminer ?

Ils ont la capacité de s’illuminer et pour faire une métaphore avec la musique, ils ont leur propre musique.

Alors lorsque vous jouez, participez-vous à ma propre illumination ? Je l’espère.

L’idée c’est de communiquer avec ça, c’est de transmettre mon illumination à la vôtre, d’établir un dialogue à cet endroit-là, cela va au-delà des différences sociales, intellectuelles.

On revient sur cette histoire de premières mesures quand on se dit, il est là, on est là …mais quelques fois on ne sait pas où le musicien nous emmène et on reste extérieur. N’est-ce pas cela un vrai artiste?

C’est exactement cela, simplement en étant conscient on évite de tomber dans l’égoïsme, l’égocentrisme qui arrive, c’est une sorte de fatalité. Pour vous donner un exemple concret, on fait un récital et les gens viennent vous voir à la fin dans votre loge. L’objet de leur attention c’est vous, on peut réagir d’une façon extrêmement narcissique, en demandant est-ce que j’étais bon, bien, beau ? On est tourné vers soi à cet instant, et là je me suis dit : j’ai faux, je joue pour ces gens et je dois m’intéresser à eux.

Il faut être aussi un peu putassier aussi ?

C’est un art de savoir le faire aussi…de plaire, d’attirer l’attention. Á la différence de ce que vous dites, j’ai eu une expérience incroyable avec Arrau. J’écoutais un disque où il jouait la sonate de Liszt, j’avais treize ou quatorze ans et dans la dernière partie, j’ai eu l’impression qu’il parlait de moi et je me suis dit comment il sait, et je me suis dit j’aimerais arriver à ce degré-là ! C’est de la magie !

Quand vous préparez un récital, vous l’organisez longtemps en avance, êtes-vous conscient des programmes incroyables de difficultés que vous nous offrez ?

C’est au départ une nécessité, il y a des lois internes, il y a une cohérence, un sens, le programme que j’offre je vis avec tous les jours, alors le jour du récital il peut y avoir des moments magiques qui nous échappent ou pas.

Alors vous c’est Beethoven, Beethoven, Beethoven.

Non non, dans mes programmes je ne fais pas que ça…ce n’est parce que j’ai fait un disque Beethoven…

Le deuxième !

Il y avait le Carnaval dans le précédent…

Ah oui excusez-moi, mais vous connaissez mon problème avec Schumann (rires). Effectivement à Gaveau il y avait Mozart et puis Les Préludes et l’Héroïque de Chopin.

Ne vous excusez pas j’ai eu le même problème avec Chopin…

Je peux vous comprendre, Chopin peut être ennuyeux, magnifique, la météo comme vous dites.

Chopin c’était mon héros d’enfance, d’adolescence on va dire, et puis j’ai eu un problème avec lui. Quand vous êtes avec votre professeur, encadré, il vous explique comment le jouer et vous lui obéissez. J’étais un élève ouvert et je voulais apprendre, ce n’est pas forcément bien, vaut mieux se tromper avec conviction que de faire sans. J’ai toujours travaillé les Études de Chopin avec l’ambition d’en faire du même niveau que les Préludes, ce ne sont pas de simples études ce sont des œuvres d’art ; je voulais découvrir ce qui se cachait derrière ces compositions au-delà des difficultés techniques. Je ne réussissais pas autant que je le voulais ; j’écoutais ce que faisaient d’autres pianistes, cela ne me convenait pas. Je n’arrivais pas à créer mon Chopin et j’ai arrêté de le jouer carrément. Lorsque j’accompagnais des chanteurs il n’y avait pas beaucoup de Chopin, à part quelques chants polonais, il me manquait du recul face à lui. Á un de mes amis je lui ai expliqué que je n’avais pas un bon rapport avec la personne même du compositeur, j’ai lu Chopin par ses élèves, il y avait quelque chose qui m’indisposait, je n’arrivais absolument pas à surmonter ce handicap, c’était comme un colorant qui se serait introduit et c’était très gênant, je voulais m’en débarrasser, je n’y arrivais pas. Cet ami me donna des indications de livres sur Chopin, je voyais la sincérité des écrivains qui ont écrit sur lui, mais ça ne me touchait pas du tout, cela faisait même l’inverse. Je me rendais compte que je n’avais jamais lu de biographie de Chopin, donc j’ai achèté celle de chez Payot. Sa musique est tellement personnelle qu’il me fallait un élément propre à sa vie, comment était sa structure mentale pour que je puisse comprendre sa musique. Il y avait de nombreuses publications autour d’un colloque sur sa vie, son œuvre et puis il y avait une biographe qui s’était intéressée aux parents de Chopin. Là j’apprends le principe d’éducation qu’il avait reçu ; en fait ses parents avaient laissé pousser leur fils à sa guise, pour qu’il soit simplement heureux, ce qui était totalement révolutionnaire ; et je compris pourquoi à mes yeux il était inclassable et qu’il suivit son instinct, avec la confiance de ses parents. Á partir de là j’ai pu redécouvrir Chopin. Je retravaille tout et je le joue comme jamais je ne l’ai entendu.

Alors le prochain disque ce sera un Chopin nouvelle manière ?

Je n’en sais rien, il faut attendre une maturation du travail pour se dire maintenant il faut le faire. Ce n’est pas un but en soi, j’ai enregistré Beethoven pas pour l’anniversaire, je l’ai fait par ce que c’était le moment où il fallait que je le fasse. Le gâteau était cuit.

Et pas trop cuit !

Je l’espère.

C’est un Kritik qui vous le dit !

Merci, merci, beaucoup.

C’est moi qui vous remercie !

©DR

ÉPILOGUE : Jean-Nicolas Diatkine avait un père, René, pédopsychiatre très connu qui a écrit de nombreux ouvrages sur l’enfance, l’adolescence. Est-ce pourquoi l’enfance est si présente dans cet entretien ? On en parlera peut-être dans une autre conversation. Même le prénom Jean-Nicolas est aussi une histoire d‘enfants… rien n’est innocent, tout a un sens caché chez les Diatkine.!

 

 

 

 

 

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